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passe marché pour l’appropriation d’un jeu de paume dit « de la Croix-Noire. » Sans doute elle n’y réussit pas davantage, puisque nous voyons le 2 août 1645 son chef écroué au Châtelet. Douloureuse et misérable dérision du sort dont il faut « se presser de rire, avec l’autre comique, de peur d’être obligé d’en pleurer ; » Molière, emprisonné pour dettes à la requête du linger Dubourg, « faute de paiement d’une somme de 150 livres, » et d’Antoine Fausser, u maître chandelier, » fournisseur de l’Illustre-Théâtre ! Mais aussi quelle force, quelle vertu même et quelle probité native du génie qui n’a pas sitôt triomphé de l’épreuve que le souvenir s’en efface et qu’il n’en conserve pas au fond du cœur un levain de colère ni seulement d’amertume ! Molière n’a pas pu réussir à Paris : il se décide à parcourir la province, et, formant des débris de l’Illustre-Théâtre, grossis de quelques recrues, dont un quatrième Béjart, une troupe nouvelle, il part pour cette longue odyssée qui va le retenir pendant près de douze ans loin de Paris, c’est-à-dire loin du succès et de la gloire. Dans aucune littérature, on ne trouverait un autre exemple d’une éducation puisée plus directement à l’école de la vie réelle. C’est vraiment ici l’histoire de ces fécondes Années d’apprentissage et de voyage dont le Wilhelm Meister de Goethe ne nous a raconté que le roman métaphysique et sentimental. Tous les autres dons du génie de Molière étaient peut-être en pure perte si l’observation ne s’y était jointe, et quel champ d’observation plus vaste, quel fonds plus fertile que la province du XVIIe siècle avec ses mœurs tranchées, ses ridicules outrés, ses originaux achevés et ses petites villes, « où un mariage engendre une guerre civile » et où la querelle des rangs « se réveille à tous momens par l’offrande, l’encens et le pain bénit, par les processions et par les obsèques. »

Malheureusement nous perdons ici la trace de Molière. On ignore à quelle date précise il quitte Paris, si c’est même en 1645 ou 1646, et jusqu’au commencement de 1648 il nous échappe. On trouve bien, dans l’inventaire qui fut dressé lors du décès de Jean Pocquelin, le père, la mention d’une « promesse faite à M. Aubry par ledit défunt de lui payer en l’acquit de son fils aîné la somme de 320 livres » et datée du 24 décembre 1646, mais il ne nous semble pas que ce soit une preuve irrécusable de la présence de Molière à Paris en décembre 1646 : on peut promettre pour un absent. Il y a donc là une première lacune.

On a maintes fois essayé de la remplir et les conjectures abondent. M. Lacroix, le premier, dans un livre qui remonte à 1859, mais encore bon à consulter, sur la Jeunesse de Molière, a proposé de reconnaître la troupe des Béjart dans cette troupe d’aventure que nous a dépeinte le Roman comique de Scarron, et de la faire