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cette minute, loin du combat qui enfièvre, de la défaite qui exaspère, Minière a compris le rôle auquel il se condamnait, il a dû en rabattre de l’orgueil insensé dont il était dominé. Mieux que tout autre, il devait comprendre combien sa conduite était inexcusable, car il savait par sa propre expérience que tout homme de courage et de persévérance se fait sa place dans notre société tant calomniée par les impuissans. Ses débuts avaient été durs dans la vie. Fils d’un ouvrier tonnelier, il avait jusqu’à vingt ans taillé des douves et cerclé des fûts. La honte de sa condition misérable l’avait saisi ; seul, sans aide, il avait travaillé, s’était fait recevoir licencié, puis docteur en droit ; la politique l’avait adopté et l’avait envoyé à l’assemblée nationale. Au lieu de se donner en exemple, de prêcher le travail, il prêcha la révolte, et de chute en chute il en était arrivé à servir d’acolyte à un meurtrier de bas étage. On a dit que le lendemain, place du Panthéon, il avait fait fusiller une trentaine de fédérés qui refusaient de se battre ; ce fait est-il vrai ? Nous l’ignorons ; mais l’on peut affirmer que celui qui se ravala jusqu’à être le compagnon de Serizier pendant la soirée du 22 mai était capable de tout. Lorsqu’il mourut, il tomba en criant : « Vive l’humanité ! » parole emphatique, trop vague pour n’être pas puérile, et qui prouve simplement la vanité théâtrale de celui qui la prononça.

Cependant Serizier ne s’apaisait pas, et il argumentait contre Caullet, qui lui tenait tête. Le raisonnement de celui-ci était fort simple : « Je dois compte de mes détenus à la préfecture de police, qui me les a confiés, je n’ai pas à obéir à des chefs de légion. J’ai été soldat et je connais la discipline, j’ai reçu des ordres éventuels, je les exécuterai quand le moment déterminé sera venu. » Il ne sortait pas de là. Le pauvre homme n’avait qu’une pensée, gagner du temps, et il en gagnait comme il pouvait. Une lueur traversa l’esprit de Serizier. — Est-ce que tu as gardé ton ancien personnel ? — Oui. — Serizier injuria Caullet, lui dit qu’il avait manqué à tous ses devoirs, car on lui avait prescrit de renvoyer les surveillans. Caullet nia le fait, et une violente discussion s’engagea. Caullet, pour prouver qu’il ne mentait pas, fouillait dans les tiroirs, et enfin, triomphalement, montra un papier : 7 avril 1871. Le citoyen Caullet, directeur de la prison de la Santé, est autorisé à prendre toutes les mesures nécessaires relativement aux employés de son personnel. — Signé : L. CHALAIN. — Approuvé : Raoul RIGAULT. — Imbécile, lui dit Serizier, tu n’as pas compris, il fallait les mettre tous à la porte. — Puis, se tournant vers Millière, il ajouta à voix basse : — Il n’y a pas grand’chose à faire ici, allons-nous-en. — Il emporta la liste qu’il avait dressée, et, montrant le poing à Caullet, il lui cria : — Toi, je te retrouverai ! — Serizier, Millière et l’artilleur se retirèrent. Le brigadier Adam les précéda