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à travers les toldos abandonnés qui couvraient toute cette plaine. Des amas de cuirs, des troupes de chiens farouches qui hurlaient sur les débris du logis de leurs maîtres, enfin une puanteur caractéristique, en signalaient l’emplacement. La nuit nous surprit au milieu de ces tableaux désolés. De lointains incendies nous éclairaient faiblement. Derrière moi, le fidèle Lianès, médiocrement ému de ce spectacle, chantait, la carabine au poing. Ce n’étaient pas ces témoignages irrécusables de notre victoire qui le rendaient si joyeux. Il montait un de mes nouveaux chevaux, en menait deux autres en main, et venait de recevoir son congé définitif au moment même où nous nous mettions en selle. On n’a jamais su ce qui, du bonheur de se sentir libre ou de la satisfaction d’enfourcher une bête vigoureuse, épanouissait le mieux en ce moment le digne et inoffensif rebelle.

Je m’étais promis de ne plus m’égarer au retour. Au lieu de demander un guide, je déterminai avec soin la direction que je devrais prendre pour couper droit vers Guamini. C’est ce qu’à la frontière on appelle rumbear. Les gauchos et les Indiens, par une faculté spéciale, savent se diriger de la sorte avec une grande sûreté. Pour moi, apprenti, il me fallait le secours d’une boussole. Je n’eus pas à m’en servir cette fois. À l’extrémité de la ligne que je devais suivre, on voyait une épaisse fumée. Cette fumée m’intriguait. J’avais beau galoper, je ne m’en rapprochais point ; l’incendie était donc bien loin, par suite bien considérable. Quand, à l’entrée de la nuit, je débouchai sur les collines qui dominent Guamini, je poussai un cri de surprise. C’était notre île qui brûlait. L’imprudence des soldats lui avait été plus funeste que le voisinage des Indiens. Cette pauvre île ! elle était si charmante, et je m’y étais tant attaché ! Elle avait des retraites si touffues, des lianes si capricieuses, les biches nous y regardaient avec un air si confiant, et les oiseaux y voltigeaient presque sur nos épaules ! C’était un coin de terre non foulée à deux pas des toldos des sauvages. Elle était en effet presque inabordable. À cheval, la traversée du lac était impossible ; les animaux restaient engagés dans le sable vaseux qui en formait le fond. Un de nos bœufs, au moment de la grande disette, tenta l’aventure, alléché par les beaux pâturages qu’il apercevait, il resta à moitié chemin. On le vit pendant deux jours, découragé de se débattre, tâcher seulement de maintenir la tête hors des flots. Elle s’affaissa lentement ; son dos, comme un écueil insolite, apparut très longtemps encore. Moins lourds, les piétons passaient, non sans peine, avec de l’eau jusqu’à la poitrine. Cela ne pouvait être du goût des Indiens ; le passage dans l’île paraissait avoir été pour eux une prouesse ou un pèlerinage. Nous y trouvâmes un