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profita point de l’aubaine. Le chef de l’expédition, que des démissions imprévues avaient placé prématurément à la tête d’une frontière, et qui semblait surpris lui-même de s’y voir, était loin d’être un mauvais officier. Il avait la plupart des qualités qui conviennent au second rang : il était exact, travailleur, minutieux ; mais il manquait encore de la plupart de celles qui conviennent au premier, la sûreté de coup d’œil, la décision, les heureuses hardiesses. Il passa la nuit à se bien garder, au lieu de profiter de ce que l’ennemi se gardait mal. Le lendemain, nouvelles hésitations, nouvelles pertes de temps. Les troupeaux se voyaient encore à notre grande surprise. Même les soldats affirmaient qu’ils paissaient paisiblement, que l’alarme n’était pas encore donnée. Ils devaient le voir comme ils le disaient. Pour nous, nous distinguions à peine à la lunette quelques taches confuses. On juge si le régiment de cavalerie, qui avait une réserve de chevaux passables, dévorait des yeux ces troupeaux lointains. Il reçut enfin l’ordre d’aller les reconnaître. Le commandant Godoy ne se le fit pas dire deux fois. Il avait son idée, et entendait en cette circonstance le mot « reconnaître » à sa façon, Il prit le galop en nous quittant, et soutint cette allure jusqu’à venir tomber au beau milieu des toldos. Les Indiens, qui nous avaient enfin aperçus un peu avant qu’il ne se mît en route, les abandonnaient précipitamment, poussant leur bétail devant eux. Le régiment arriva juste à temps pour en capturer une demi-douzaine, faire captives deux Indiennes et prendre trois enfans qui furent élevés incontinent à la dignité de trompettes de cavalerie. Ils ont fait de rapides progrès ; l’Indien est naturellement musicien ; l’un d’eux est trombone à l’heure qu’il est. Les deux femmes, — une jeune et une vieille, la jeune aussi jolie et la vieille aussi laide que des Indiennes puissent l’être, — furent réclamées, en qualité de proches parentes, par le capitanejo qui commandait notre peloton d’éclaireurs irréguliers. Il s’installa le soir même avec ses prétendues parentes sous une tente de peaux de bœufs si petite qu’on ne comprenait pas comment tous trois y pouvaient contenir. La plus jeune, étant devenue enceinte, fut faite peu après épouse en titre. Ce qui était plus intéressant, on s’empara de 1,200 bêtes à cornes et de 300 chevaux. Les Indiens nous avaient volé, c’est le mot dont nous nous servions, trois ou quatre fois autant d’animaux, qu’ils avaient mis hors d’atteinte. Nous ne nous plaignîmes pourtant pas trop, nous avions de la viande sur la planche. de pain, il n’en était pas question depuis longtemps. Dût notre isolement à l’avant-garde se prolonger, dussions-nous être cernés par l’ennemi au sein de notre nouvelle conquête, nous étions sûrs au moins que la faim ne nous forcerait point à déguerpir. Le joli ruisseau qui coulait à nos pieds