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je crois même qu’il nous l’a quelque peu dédiée. C’était une polka.

Une autre heure digne d’intérêt, pour divers motifs était celle de la carneada, de l’abatage des animaux destinés à notre consommation, C’est une manière de course de taureaux qui se renouvelle sept fois par semaine. Une vingtaine de cavaliers et naturellement tous nos chiens, qui connaissaient cette sonnerie à merveille, y prenaient part. On sait déjà que le soldat argentin, les jours où il n’est pas d’une sobriété surprenante, est gros mangeur. Sa ration réglementaire, quand il est nourri exclusivement à la viande, est de six livres par jour ; elle se réduit à trois quand on lui donne du biscuit, du riz et des légumes secs. Comme notre ordinaire ne comportait pas ces alimens encombrans, nous dévorions journellement quinze ou seize animaux. Les séparer du troupeau, lancer autour de leurs cornes le nœud coulant d’un lazo, dont l’autre extrémité était fixée à la sangle du recado, c’était l’affaire d’un instant, mais d’un instant plein d’animation et de belles attitudes. Il faut un cavalier adroit et un cheval habitué à ce périlleux exercice pour amortir les secousses et empêcher cheval et cavalier d’être renversés. Cette opération est familière à tous les paysans argentins, il n’arrive jamais d’accident. Bientôt le jeune bœuf s’avoue vaincu ; il reste immobile, le front baissé et pesant sur son attache. C’est le moment de s’approcher de lui à pied et de lui couper la gorge. Souvent, pour prévenir un retour offensif, on lui tranche d’abord les deux jarrets. Il se traîne alors sur ses moignons, et la douleur lui arrache des cris lamentables. C’est un spectacle cruel ; mais cette besogne plaît aux soldats, chez qui elle ne contribue pas peu à développer les goûts sanguinaires qu’ils révèlent trop souvent dans les batailles. Les étrangers eux-mêmes enrôlés dans l’armée, ces mauvais cavaliers dont la manœuvre du lazo dépasse, bien entendu, la compétence, vont par goût à la carneada et se disputent le plaisir de saigner l’animal. Il n’est pas rare, quand ils s’y prennent maladroitement, que le vieux gaucho qui maintient la bête feigne d’être entraîné, et la laisse courir sur eux, ce qui provoque une hilarité bruyante. Quand ses cornes effleurent les basques du plus imprudent, un coup de bride bien donné rend au lazo sa tension, fait faire au bœuf une pirouette, et il est déjà abattu que celui qu’il poursuivait court encore. Ce sont là les petits jeux du régiment.


II

Le 31 mars, après onze jours de marche, nous entamions joyeusement au lever du soleil la dernière étape qui nous séparait de notre but. Guamini était, d’après nos estimations, à six ou sept