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aucune idée ce qui passe parmi les peuples de l’Europe, entassés sur d’étroits territoires. La manière dont il s’est produit mérite d’autant plus d’être racontée, que ce récit nous transportera dans des contrées vierges encore, il y a quelques mois à peine, du contact des civilisés, à travers les péripéties d’une guerre où les militaires ne trouveront sans doute pas grand’chose à apprendre, mais où les amateurs de couleur locale rencontreront peut-être de quoi se satisfaire.


I

Rarement expédition fut entreprise avec aussi peu de ressources que celle qui s’ébranla, au mois de mars 1876, contre les Indiens. Le plan en avait été conçu dans des temps meilleurs ; il a été exécuté au milieu des circonstances critiques contre lesquelles luttait le gouvernement argentin. C’est là une belle démonstration de cette maxime consolante : on peut ce qu’on veut.

L’argent manquait. Le plus considérable, presque le seul revenu de l’état est dû à la douane, aux droits énormes qui pèsent sur les produits étrangers. Pendant les années antérieures, l’engouement des grands travaux publics, le développement subit du luxe, des tramways et des bâtisses, avaient outre mesure enflé l’importation, par conséquent le budget des recettes. Comment discuter avec rigueur l’origine d’une fortune qui tombe du ciel ? L’état n’y regarda point de trop près. Il crut que cela durerait toujours. Il s’imagina même que le meilleur moyen de s’enrichir vite était de jeter l’argent par les fenêtres. Des gens habiles lui démontraient par des argumens sans réplique que la prospérité de la confédération argentine était liée aux grands achats faits au dehors, n’eût-on pas de quoi les payer. Le gouvernement y comptait si bien, qu’il s’empressa d’escompter par des emprunts cette prospérité future et que le budget des dépenses grossit aussi rapidement, plus rapidement même que son voisin le budget des recettes. Nous n’avons guère le droit en France de railler ces illusions. Le temps n’est pas loin où l’administration de la ville de Paris et de presque toutes nos grandes villes était dirigée par les mêmes principes. Le président Sarmiento les appliqua dans leur fraîcheur, au moment où ils venaient de passer la mer. Il avait pour complice dans son optimisme financier la nation tout entière, ravie de l’affluence de l’argent anglais et de la facilité du crédit, si séduisante quand l’échéance est loin. Il légua à son successeur les conséquences de ce système, qui, aigries par une secousse révolutionnaire, ne tardèrent point à se développer avec une logique inexorable. L’état et les particuliers