Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rigault signa quelques ordres d’élargissement, mais la plupart de ceux-ci venaient du ministère même de la justice, où un avocat sans cause, nommé Eugène Protot, avait été installé en qualité de délégué. Du cabinet des gardes des sceaux, il avait fait une sorte de buvette où la justice devait être bien surprise d’être si étrangement représentée. Sur l’injonction de ce personnage, un assassin et un fort vilain drôle, inculpé d’un crime que l’on ne peut raconter, sont rendus à la liberté et peuvent alors se promener de cabaret en cabaret, au lieu de se voir conduire au bagne qui les réclame ; le 19 avril, quatre autres individus, sur lesquels pèse une lourde accusation de crimes qualifiés, rentrent dans la vie commune et reprennent « leurs droits de citoyens » qui, pour eux, sont les droits au meurtre et au vol. L’émulation gagne les sous-ordres justiciers de la commune ; les juges d’instruction s’en mêlent et signent, le 22 avril, le lever d’écrou de deux malfaiteurs redoutables. Cette justice à l’envers fonctionna régulièrement, et, entre le 26 mars et le 24 mai, prescrivit la mise en liberté de vingt accusés.

En revanche, 186 individus furent incarcérés, presque tous sur mandats de Raoul Rigault, qui, en qualité de procureur de la commune, tenait à ne point laisser chômer la maison de justice. Parmi ces 186 personnes, une seule fut arrêtée pour vol et relâchée presque immédiatement ; toutes les autres ont été écrouées sous les rubriques que déjà nous avons relevées au registre du dépôt : révolte, — menaces contre la commune, — relations avec Versailles, — agent bonapartiste ; là aussi les mots : sans motifs, reviennent constamment. Malgré ces incarcérations et ces mises en liberté illégales, la Conciergerie eût été assez tranquille pendant cette mauvaise période, si les commandans des bataillons fédérés de service au Palais et à la préfecture ne s’étaient imaginé, en trinquant le soir dans leur poste, que les caves de la prison contenaient des dépôts d’armes précieusement réservées pour les sbires de la réaction. On venait en nombre alors, armé de lanternes, muni de pinces pour faire sauter les portes de fer que l’on ne manquerait pas de trouver, et l’on se déclarait décidé à ne quitter la Conciergerie qu’après avoir découvert ce fameux arsenal souterrain. On se promenait dans les vastes sous-sols de la maison et du Palais, la baïonnette au fusil, dans la crainte d’une surprise ; on allait ainsi jusqu’aux anciennes cuisines de saint Louis, oh sondait les murs à coups de crosse et l’on finissait toujours par mettre en perce un tonneau de vin destiné à la cantine des détenus. Les surveillans, chaque fois qu’une de ces algarades inutiles avait pris fin, s’en croyaient quittes ; mais cela recommençait le lendemain : on comprend dès lors que la réserve de vin fut promptement épuisée.