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économiquement. Le navire, le wagon, qui apportent le grain ou le remportent, accostent l’élévateur. L’expéditeur ne voit plus son blé. On lui donne un acquit, une sorte de warrant, indiquant la quantité et la qualité reçues, il le négocie, et tout est dit. Pourquoi le Marseillais s’obstine-t-il à faire les mêmes opérations par des procédés lents et antiques, qui n’ont pas changé depuis le temps des Phéniciens ? Sur les quais du vieux port, le classique portefaix, coiffé du tarbouch rouge et portant la veste de toile bleue, péniblement, sur une planche branlante, décharge les sacs de blé. D’autres les pèsent gravement à la romaine au long levier, et ceux-là enfin agitent le grain sur le sol avec une pelle de bois, ou le vannent sur un large tamis suspendu à trois pieux assemblés par un bout. Ce travail se fait machinalement, en fumant la pipe. Il faut secouer le grain de certaine façon, les contrats en font foi, et cela se faisait ainsi quand Simos et Protis abordèrent à Massilie. Sainte routine, et des plus respectables ! Chassez bien vite tout cela pour adopter les élévateurs, si vous ne voulez pas que le flot montant du progrès vous emporte. Pourquoi là-bas le travail mécanique, ici le travail à bras ? Un seul élévateur peut recevoir le chargement de tout un navire, si fort soit-il, et le manipuler en un jour. On me dit qu’à Marseille ce ne sont pas les mêmes natures de blé, c’est possible ; mais le travail par la vapeur est applicable à toutes les opérations de l’industrie, et incomparablement plus rapide et meilleur marché que le travail à bras. L’opposition viendrait-elle de la puissante corporation des portefaix, qui, de temps immémorial, a le monopole de ces opérations ? On peut avoir raison des portefaix comme naguère on a eu raison des maîtres de poste et des entrepreneurs de diligences, qui ne voulaient pas des chemins de fer. Il faut marcher en avant ou mourir. Or Marseille est le port des blés, et elle doit manipuler les blés d’après les lois et les inventions de la mécanique moderne.

Telle est la part qui incombe aux citoyens. Sans se refuser à louer ce qu’ils ont fait de bien, il faut leur demander sur quelques points un peu plus d’initiative et de volonté, et une attention plus soutenue à ce qui se fait hors de chez eux. Aujourd’hui il n’est plus permis d’ignorer les inventions nouvelles, et, quand elles concernent le métier qu’on exerce, de ne pas en profiter. Les Anglais ont appelé le commerce international la concurrence universelle, et le mot est vrai, car la concurrence est partout, et chacun doit s’étudier à faire mieux que son voisin. Le perfectionnement est une des conditions de l’existence, et dans la lutte pour la vie, à laquelle les nations, les villes, sont sujettes comme les individus, celui qui triomphe est celui qui s’améliore ; celui qui déchoit ou reste même stationnaire succombe.