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le pêcheur provençal, qui fait sécher ses filets au soleil et porte encore le bonnet phrygien comme au temps de Simos et Protis, les fondateurs de Massilie. Devant vous s’étalent tous les produits du globe : les blés de la Mer-Noire que la fameuse corporation des portefaix, qui a fait si souvent parler d’elle, vanne et nettoie par des procédés datant des Phocéens, les arachides du Sénégal ou du Gabon, les huiles de Gênes, les marbres de Carrare, l’orseille de Mozambique ou de Madagascar, le café de Rio, le sucre de la Havane, le girofle de Zanzibar, le camphre de Bornéo, puis la morue de Terre-Neuve, le bois coloré de Campêche, le pétrole de Pensylvanie, les laines de Montevideo, le guano du Pérou, le cuivre du Chili, le fer de Suède, en un mot les diverses denrées des colonies, des pays lointains, de toutes les contrées de l’Europe et de l’univers. De là un aspect particulier, une animation sans égale le long des quais de la vieille cité, un mouvement, une vie, un bruit qu’on ne retrouve dans aucun autre port. Ajoutez-y le fracas des charrettes qui vont, viennent, s’embarrassent au milieu des jurons de l’automédon marseillais, peu patient de sa nature, et qui, dans sa langue fille du latin, brave volontiers la pudeur.

Le long du vieux port, sur le côté qui regarde le midi, à cet endroit qu’affectionnait, dit-on, le bon roi de Provence René, qui venait en hiver s’y chauffer au soleil, les choses n’ont guère changé avec le temps. Bien qu’on ait essayé naguère de donner à cet endroit un peu d’air et d’espace, les maisons s’y alignent encore capricieusement comme au moyen âge, les rues y portent le même nom : c’est la rue Lancerie, parce qu’on y faisait des lances pour les croisés, qui s’embarquèrent si souvent à Marseille ; c’est la rue Bouterie, parce qu’on y faisait des tonneaux (boute en provençal, en italien botte). L’avenue de la Canebière (canebe, chanvrière) est à un bout, les bureaux de la Santé à l’autre, au milieu la Maison de Ville ou la Commune, dont la façade porte un écusson de Puget. Là se tenait l’ancienne bourse, la loge, la loggia, comme on dit toujours à Gênes. Tout le long du quai s’étalent des buvettes et des boutiques qui, sans égard pour le passant, empiètent sur la chaussée. On y vend le perroquet criard du Brésil ou l’oiseau des tropiques aux plumes étincelantes, la noix de coco des Antilles, le pois rouge du Cap dont on fait des chapelets, le coquillage nacré de la mer des Indes et une foule de bibelots, de produits divers, tous venus des stations lointaines et des pays de l’Orient aimés du ciel et du soleil. Là se promène l’univers, là s’entendent tous les dialectes, là passent et repassent tous les costumes. On n’est plus en France, on est dans je ne sais quel pays étrange et unique qui serait comme la synthèse de tous.

De tout temps la place de Marseille a eu ce caractère