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violon lui est apparu, un violon laissé chez Tonino le serrurier par un locataire qui n’a pu payer le terme ; toutes les voix qui ont chanté en lui depuis sa première enfance, la musique qui fait battre son cœur et jaillir de son cerveau des torrens d’inspiration ingénue, se cachent dans les flancs de bois de cet instrument dont il rêve de devenir possesseur ! Mais Tonino en veut quarante francs, pas un sou de moins : comment réunira-t-il jamais une somme aussi forte ? Sans espérance, il languit devant le violon inaccessible ; la pensée de fuir bien loin, ce divin objet entre ses bras, et de faire parler, partout où il lui plaira de l’emporter, ses cordes muettes, l’obsède sans cesse. Heureusement un hasard favorable lui vient en aide. Certain jour que Bruno l’a emmené au monastère de la Certosa, — cette promenade, par parenthèse, qui nous fait connaître les rives de la Grève, est un petit poème d’un bout à l’autre, — sa beauté frappe d’admiration un peintre qui le prie de poser et lui donne deux pièces d’or en échange. Le peintre est encore jeune et déjà célèbre ; il signe ses tableaux du nom d’Istriel. On devine qu’il n’est autre que l’ancien amant de Pippa. Signa, sans le savoir, a rencontré son père et reçu de lui la clé d’or qui va lui ouvrir-le monde de l’art, car les quarante francs seront dès le même soir donnés au serrurier Tonino en échange du violon. — Grande indignation de Lippo et fureur de sa femme lorsqu’ils sont avertis de cet acte de démence. Pour se soustraire à leurs coups et surtout pour sauver son rossignol de bois, comme il le nomme, Signa s’échappe la nuit, sans dire adieu à personne, sauf à Gemma. — J’irai avec toi, lui dit-elle. — Et Signa est ému jusqu’aux larmes de ce qu’il croit être une preuve d’affection, mais en réalité-Gemma est tout simplement lasse de manger du pain noir, de porter des haillons et de vivre dans un trou. Signa ne lui a-t-ii pas conté la prédiction du peintre Istriel, qui, l’ayant entendu chanter, a dit qu’il dépendait de lui de changer en perle précieuse chacune des notes de son gosier ?

— Ces perles seront toutes pour toi, n’a pas manqué d’ajouter le pauvre Signa.

Gemma veut les perles et beaucoup d’argent, elle veut voir le monde brillant et riche. Voilà pourquoi elle suit Signa, qui, sans elle du reste, serait bien embarrassé en route, car il est trop naïf pour prévoir les poursuites, trop sincère pour les éviter, trop fier pour mendier, incapable de mentir comme Gemma le fait à chaque pas quand elle veut obtenir quelque chose, une place dans une charrette, un bon repas, un abri. A Prato, Signa se met à jouer du violon sur les places publiques où Gemma, toujours pratique et positive, tend volontiers la main, l’oreille ouverte aux