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son bras droit un petit enfant L’un ides hommes prit l’enfant, l’autre fit des efforts inutiles pour ranimer la mère. — Elle ressemble à Pippa, dit-il enfin avec un accent de terreur. — Le frère cadet, abaissant sa lanterne, murmura lentement à son tour : — Oui, elle lui ressemble.

Il se fit quelques secondes de silence.

— C’est Pippa, certainement, c’est Pippa, reprit le frère aîné, dont la main frissonnait en passant sur ce corps inanimé. Vois donc là, au sein gauche ? .. Je reconnais la cicatrice du coup que je lui ai porté… ce jour de foire… Tu sais…

Les deux frères délibèrent, et Lippo, le plus avisé, décide que le cadavre doit être laissé à la merci des flots qui montent toujours et qui l’emporteront sans doute. Bruno est connu pour un homme violent qui autrefois a poursuivi sa sœur Pippa d’une vengeance implacable… On pourrait le soupçonner… Quant à l’enfant, que fera-t-on de lui ? Bruno est célibataire, il n’entend rien à la marmaille. Lippo, qui s’est marié jeune, est chargé de famille. L’un demeure chez son beau-père, un savetier de la Lastra, le village inférieur ; l’autre cultive la terre sur la montagne. Lippo est fainéant et doux, Bruno est rude et laborieux ; ce dernier, poussé par la pitié, par le remords, par une vague tendresse, promet d’abandonner à Lippo la moitié de tout ce qu’il gagnera, pourvu que sa femme prenne soin de l’orphelin que l’on nomme Signa, parce que ce nom, le nom de la patrie, se détache en bosse sur certain médaillon, un simple hochet de cuivre qu’il porte au cou et qui renferme une mèche de cheveux blonds, les cheveux du séducteur de sa mère, cela va sans dire. Quiconque a lu Deux petits Sabots peut deviner quelle a été l’histoire de Pippa ; c’est l’histoire même de Bébée, réchauffée, colorée par le soleil d’Italie, au lieu d’être enveloppée dans les froides brumes brabançonnes. Bébée, la petite fleuriste de Laeken, s’ouvre à l’amour tel qu’un lis au premier rayon de l’aurore ; Pippa, l’ardente contadine, se jette à corps perdu dans la passion qui l’entraîne et où elle se consumera. Vive, emportée, elle a de fougueux caprices comme la rose a des épines ; le travail des ménagères l’ennuie, elle aime la danse, les chansons, les hommages, et Bruno, qui, semblable en ceci à beaucoup d’autres hommes, est d’autant plus exigeant sur le chapitre de la modestie féminine qu’il est moins scrupuleux pour son propre compte, punit d’innocentes folies par un coup de couteau, de sorte que la Pippa, cette couleuvre, ce feu follet, n’a d’autre ressource que de disparate du pays. On ignore où elle est allée. Certaines gens assurent qu’ils l’ont rencontrée maintes fois en compagnie d’un jeune étranger, un voyageur, un artiste, — toujours le peintre amoureux de