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connu, tout le monde s’éloigne, les chariots, qui plus haut ou plus bas se disposaient à passer, s’arrêtent et forment comme une barrière au flot toujours croissant de ceux qui les suivent. Tout à coup partent cinq ou six détonations précédées d’éclairs fugitifs, d’énormes éclats de roche volent dans les airs, tombent, rebondissent et se brisent avec fracas ; lentement le vent dissipe la fumée, on attend quelques instans encore, puis la file des voitures reprend sa marche un moment arrêtée. Souvent sur plusieurs points des trous de mine éclatent à la fois, le sol tremble et l’atmosphère est toute imprégnée d’une odeur enivrante de poudre.

Depuis près de dix heures, je promenais ma curiosité au milieu de ce grand labeur ; moi aussi j’étais saupoudré de rouille des pieds à la tête comme un travailleur. Le dernier chargement de minerai allait quitter la station d’Ortella, une place m’était offerte pour revenir vers Bilbao, je montai sur la plate-forme de la locomotive, en compagnie du mécanicien et du chauffeur, car il n’y a point d’autres wagons que ceux qui servent au transport du minerai, un coup de sifflet prolongé retentit, le train s’ébranla, et nous partîmes. Oh ! la bonne course, pleine de charme et d’émotion, tandis que le vent qui fouettait mon front chassait mes cheveux en arrière et que d’en bas, par grosses bouffées, m’arrivait jusqu’au visage l’haleine chaude du foyer. D’instant en instant, le chauffeur ouvrait d’un seul coup de ringart la plaque du fourneau, sa large pelle chargée de houille s’engouffrait dans le cratère, et la locomotive de plus belle fumait, ronflait, courait. Les ombres du soir s’épaississaient peu à peu, et le trou du cendrier, projetant sa lueur rouge sur les rails, faisait comme l’œil unique d’une bête énorme dont le corps se traînait dans la nuit. A mesure que nous avancions, je distinguais çà et là par la campagne d’autres yeux semblables grands ouverts dans l’ombre : c’étaient les feux des hauts-fourneaux de la fabrique du Désert, perpétuellement allumés. Bientôt nous étions arrivés ; la locomotive, détachée, alla se placer à la queue du train ; sur l’heure les wagons étaient poussés en ligne droite jusqu’à l’embarcadère, et, l’un après l’autre, par un ingénieux système de bascule, déversaient leur contenu dans les flancs d’un navire qui attendait là ; après quoi, son chargement terminé, le navire devait dès le lendemain cingler vers les côtes d’Angleterre. Pendant ce temps, je me hâtais de traverser le Nervion sur une petite barque et d’attraper au passage, sur la rive droite, une des nombreuses voitures publiques qui chaque jour font le service des Arenas à Bilbao.


L. LOUIS-LANDE.