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d’être les premiers marcheurs du monde et que moi-même je ne voulais pas rester en affront, nous doublions bravement l’étape. Mes compagnons, comme de juste, avaient tous servi dans les troupes de don Carlos ; pendant trois ans, du nord au sud et de l’est à l’ouest, ils n’avaient fait qu’arpenter le pays, aussi en connaissaient-ils le terrain jusque dans ses moindres particularités. En Vizcaye, c’est la coutume d’entretenir aux endroits d’où sort une bonne source une feuille de châtaignier ou de noyer qui reçoit le mince filet d’eau et le déverse en gouttière ; rassuré par cet indice, le voyageur s’arrête quelques instans pour se rafraîchir, puis continue son chemin, mais en prenant bien soin de ne pas déranger la feuille. Et pendant que nous baignions de la main nos fronts brûlés par le soleil, au détour de la route apparaissait, roulant lentement derrière ses petits bœufs rougeâtres, un de ces chariots basques aux roues massives et sans rayons, taillées d’une seule pièce dans le tronc d’un arbre ; depuis longtemps déjà, du fond de la vallée le grincement de l’essieu nous arrivait avec des modulations multiples et bizarres, tantôt pointu comme la scie qu’on aiguise, tantôt traînard comme la porte qui pleure, parfois rauque comme un juron. Ce bruit a son utilité, il sert d’avertissement dans les sentiers étroits des montagnes. D’ailleurs, si déplaisant qu’il paraisse aux profanes, les gens du pays y trouvent un agrément tout particulier ; les conducteurs mettent leur fierté à ce que leurs chars chantent bien, comme ils disent ; pour moi, quoique étranger, je l’avoue, cette étrange mélopée n’était point du tout sans charme et j’aimais entendre aux approches du soir, dans le calme des longues après-midi d’été, le frottement des essieux dont la plainte éternelle accompagnait ma marche.

La majeure partie des terres en Vizcaye sont travaillées et exploitées par des colons, mais on peut dire qu’elles leur appartiennent autant qu’au propriétaire lui-même ; en effet, la famille du colon se perpétue de père en fils dans la ferme au même titre que la famille du maître dans la propriété, et il n’est pas d’exemple que par caprice ou par intérêt celui-ci ait jamais pensé à revendiquer la plénitude de son droit ; bien plus, quand le fermier marie une fille unique, il est convenu que le gendre prendra dans la maison la suite du beau-père, cela fait partie de la dot. Aussi le paysan donne-t-il sans marchander toutes ses sueurs à la terre et s’y intéresse comme à son bien ; en même temps, il s’habitue à voir dans son maître un protecteur, un conseiller et un ami. Jusqu’où va cette entente si rare entre le riche et le pauvre, combien grande est la générosité de l’un, l’obéissance.et le dévoûment de l’autre, je ne l’ai compris nulle part mieux qu’à Marquina. Neveu et digne héritier du comte de Peñaflorida, sur ce joli domaine de Munibe dont la demeure