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agitation primitive que juste ce qu’il faut de force pour se chasser l’une l’autre, s’étaler et mourir. L’endroit était désert, il y a quelque dix ans. Un ami de la nature, un poète, Antonio de Trueba, l’auteur du Livre des chansons, vint à passer par là : le site lui plut avec cet aspect sauvage et paisible à la fois, ces roches grises, ces flots bleus, et ce sable d’un blanc si pur ; il en parla dans un de ses livres. Aujourd’hui, au beau milieu de la conche a surgi comme par miracle un magnifique établissement, premier noyau de la future ville de bains. Qui disait donc que depuis Orphée les poètes avaient perdu le divin privilège de faire mouvoir à leur gré les pierres et les bois ?

J’avais atteint les limites extrêmes du Señorio, et je songeais à revenir sur mes pas ; après avoir parcouru la côte, je tenais à voir les campagnes de l’intérieur, après avoir étudié les mœurs des marins, je voulais vivre quelques jours de l’existence des paysans. Je résolus donc, obliquant à l’est, de regagner près d’Elorrio le chemin de Villareal, puis de rentrer à Bilbao presque en ligne droite par Durango et Zornoza. La route était longue, mais point dangereuse ; à la suite d’une guerre civile qui a duré plus de trois ans, le pays était aussi sûr, aussi tranquille que si la paix n’eût jamais été troublée. Sincèrement, simplement, aussitôt les hostilités conclues, ces braves gens avaient quitté le fusil et repris avec la laya leur genre de vie passée. Aussi allais-je seul, sans grandes précautions, me confiant au hasard pour trouver mon gîte de chaque nuit. J’éprouvais un âpre plaisir à partir de grand matin à travers les bois qui semaient sur moi leurs larmes de rosée, heureux du profond silence où dormait encore la nature, respirant à pleins poumons l’air pur et vif de la montagne. Bientôt le soleil, crevant les nues, répandait sa lumière d’or sur la campagne émerveillée, et de tous les arbres, du creux des buissons, du dessous des pierres et des touffes d’herbes, sortait un concert de piaillemens, de cris, de bourdonnemens, de murmures, bruits d’insectes et chants d’oiseaux. Je poursuivais ma route sous ses rayons de plus en plus ardens, laissant derrière moi les coteaux et les vallons, les champs et les taillis ; puis, quand était venu le moment du repas, j’entrais sans frapper dans quelque pauvre chaumière établie au bas d’un vallon, je m’asseyais sur un banc de bois, devant la table faite de deux poutres de châtaignier, et là je partageais avec le cultivateur et sa famille leur modeste repas : le pain de maïs ou borona, sortant du four, jaune comme de l’or, des haricots ou des choux cuits à l’eau, une sardine et une poignée de noix. Parfois je rencontrais en chemin quelque gars du pays qui se rendait dans une ville voisine ; nous faisions route ensemble, et ces jours-là, l’amour-propre aidant, comme les Basques avec leurs espadrilles se vantent