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largeur, s’ouvrent sur trois rangs des fenêtres ogivales qui tiennent lieu des anciennes meurtrières ; le jaspe rouge dont les ouvertures sont encadrées tranche agréablement avec le marbre gris du reste de l’édifice. A l’intérieur, l’escalier monumental, les parquets en marqueterie, les lambris sculptés, répondent à la magnificence et aux beautés du dehors. Pourtant le château n’a jamais été meublé ni habité ; on attendait la venue de l’impératrice, qui avait promis de le visiter : ce projet n’a pas eu de suite. Maintenant il reste confié à la garde d’une dame française qui loge dans un petit pavillon voisin. Quoi qu’il en soit, même absente, la main généreuse de la châtelaine se retrouve partout ; il n’est pas dans tout le pays un village mieux tenu qu’Arteaga, ni dont les maisons respirent un tel air d’aisance et de bien-être.

La dernière partie de l’étape avant d’atteindre la mer est encore plus pittoresque et plus accidentée. Chemin faisant, j’aperçus sous un bouquet de bois, au bord d’une source, cinq ou six jeunes filles qui s’étaient arrêtées un moment pour reprendre haleine. Elles m’appelèrent en riant ; elles se rendaient à Ea, petit port situé entre Elanchove et Lequeitio, et nous marchâmes de conserve. J’appris alors qu’elles revenaient de la fête ou romeria de Zornoza. Parties d’Ea la veille, bien avant le lever du jour, elles avaient fait à pied, d’une seule traite, les dix lieues qui séparent Zornoza de la côte ; leurs achats terminés, elles avaient dansé toute l’après-midi, toute la soirée, puis de grand matin avaient repris courageusement le chemin du village où elles devaient arriver vers onze heures pour se mettre au travail comme à l’ordinaire. Du reste elles ne paraissaient nullement fatiguées, causant, chantant, aussi vives et aussi alertes qu’au départ. Il n’en était pas de même de deux petits ânes qu’elles avaient amenés avec elles pour porter une partie des provisions ; les malheureuses bêtes, épuisées, pouvaient à peine remuer les pattes. Il avait fallu bien avant Arteaga les débarrasser de leur charge, qu’on s’était partagée à l’amiable ; on leur avait mis une corde autour du col et on les traînait ainsi à tour de rôle ; et les jeunes folles de rire ! Grandes, sveltes, d’une beauté sculpturale, sur leur tête une large corbeille d’osier, dont leur bras nu relevé assurait l’équilibre, la gorge ferme et pleine, tendue par l’effort, elles semblaient un chœur détaché d’une tragédie antique et rappelaient à ma mémoire ces canéphores athéniennes dont le ciseau de Phidias a immortalisé l’élégance et la grâce sur les frises du Parthénon.

Parvenus au point où la route bifurque, nous échangeâmes un adieu et, tandis qu’elles poursuivaient vers Ea, je pris par la gauche vers Elanchove. S’il y a au monde un village curieux, bizarre, extravagant d’aspect et de situation, c’est bien celui où j’arrivai au