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oubliée. A gauche et à droite, séparées par le prolongement de la montagne, s’étendent, vastes et tranquilles, les deux baies de Baquio et de Bermeo ; le village ne se voit plus, mais en bas de la pente on pourrait presque compter, penchées sur les flots, toutes les maisons de la ville, et dans le fond, à l’horizon, entre le bleu laiteux du ciel et le bleu plus mat de l’Océan, la flottille des pêcheurs, comme un vol de mouettes, ses ailes blanches déployées, cingle vers la haute mer.

Bermeo est né de la mer et en a toujours vécu ; toute son histoire, son passé, son présent, tient dans l’espace de quelques mètres, de l’étroite presqu’île à la naissance du môle qui forment les deux bras du port. D’un côté s’élève la vieille église de Santa-Eufemia, une de celles appelées juraderas, parce que le nouveau señor de Vizcaye, à son avènement, était tenu d’y jurer solennellement le maintien des fueros ; en face, à l’autre bout, dominant toute la baie, une tour carrée qui, mieux encore que les deux sœurs jumelles de Grenade, mériterait le titre de bermeja, tant les siècles et les chauds baisers du soleil ont laissé sur ses pierres une couleur vermeille. Elle appartint à la famille du poète Alonso de Ercilla, le chantre et le héros de la guerre du Chili, l’auteur de la Araucaria. Enfin, entre l’église et la tour, avec leurs balcons de bois et leurs toits en auvent, les maisons de pêcheurs se poussent et se pressent comme pour se rapprocher encore de la mer. J’aimais, le matin, pendant que les barques étaient amarrées et que les hommes se reposaient des durs labeurs de la veille, me promener longuement sur le port ; de grands filets séchaient appendus aux murs des maisons, des marmots de quatre ou cinq ans préparaient pour leurs pères l’appât qui devait servir à la pêche prochaine : armés chacun d’un gros caillou, il fallait les voir, sur les pierres des parapets, piler consciencieusement des sardines fraîches jusqu’à les réduire en une bouillie rougeâtre qu’ils déposaient dans des seaux de bois placés à côté d’eux. Et pendant ce temps les grands-pères, ceux à qui leur âge et leurs infirmités ne permettaient plus de prendre la mer, fatigués dès le point du jour de cette oisiveté inaccoutumée, venaient s’asseoir les uns après les autres au pied de la tour d’Ercilla. Les bras croisés sur la poitrine, sans mot dire, une courte pipe de terre noire serrée entre les dents, ils restaient là des heures entières, sondant des yeux l’élément perfide auquel ils avaient tant de fois disputé leur vie et dont ils regrettaient pourtant l’agitation incessante et les fureurs démesurées.

Mais c’est le soir surtout que l’aspect du port devient intéressant. Toutes les barques sont parties avec la marée, depuis les grands bateaux montés par seize hommes jusqu’aux petits canots où le père et les deux fils aînés suffisent à faire la manœuvre. Vers sept heures