Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

alimentaient les fossés du donjon. Rabaissé comme tous les autres, sur l’ordre, du roi de Castille, le château de Butron a depuis longtemps perdu ses hôtes seigneuriaux : de vrais arbres, poussés au hasard dans l’épaisseur des murs, disjoignent lentement les pierres sous l’effort de leurs racines, et les paysans voisins s’y viennent fournir de moellons comme dans une carrière ; un pauvre cultivateur occupe un coin du premier étage avec sa famille, l’immense salle du bas lui sert à loger ses bestiaux. Le brave homme avait voulu me faire lui-même l’honneur de ses ruines, et il me racontait à sa façon les terribles événemens dont elles avaient été les témoins. Il est une tour, la mieux conservée, dominant à droite un ravin profond ; un jour, serré de près par ses deux mortels ennemis, les seigneurs de Villela et de Avendaño, le châtelain de Butron avait dû se retirer dans sa forteresse ; le siège traînait en longueur et la garnison, à bout de vivres, allait être forcée de se rendre, quand un écuyer, apparaissant entre les créneaux de la tour, imagina de jeter par petites poignées aux pigeons et aux volatiles qui picoraient dans le ravin les dernières mesures de blé qui restaient. À cette vue, le découragement s’empara des assiègeans : de vive force le château était imprenable ; croyant que ses défenseurs avaient des provisions en abondance, ils se décidèrent à lever le blocus. De fait, la tour et le ravin sont encore là ; mais quoi, l’histoire ancienne ne cite-t-elle pas mille ruses analogues, celle des Romains entre autres qui, assiégés dans le Capitole et réduits aux dernières extrémités, jetèrent, pour tromper les Gaulois, des pains de froment par-dessus les murs ? Assurément mon homme ne connaissait même de nom ni les Romains ni Tite-Live. Par quel prodige le même récit se retrouvait-il à une pareille distance, et qui expliquera jamais cette diffusion des fables et des légendes qui établit entre les esprits des époques et des races les plus diverses une sorte de parenté ?

Le pays autour de Butron est complètement inhabité. Fort à propos une petite servante ramenait une paire de bœufs du pâturage ; sur quelques mots du maître que je ne compris pas, elle laissa là ses bêtes, et d’un pas égal, silencieux et rapide, elle se mit à marcher devant moi. C’était une enfant de douze à treize ans, les cheveux emmêlés, les yeux farouches, les pieds enveloppés de chiffons de laine, robe courte et jambes nues. Nous cheminions au milieu des bois et des broussailles. Au bout d’une heure, nous arrivâmes en vue de la grande route, la petite sauvage m’indiqua du geste la direction que je devais prendre, puis disparut comme un trait. Les montagnes s’étendaient devant moi uniformes de teinte et d’aspect ; pourtant, à mesure que j’avançais, elles semblaient s’aplanir : la rivière que la chaussée côtoie et quitte tour à tour roulait plus forte entre ses rives élargies ; une brise plus vive et plus fraîche