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grande aventura diplomatique et militaire qui a commencé avec le printemps dans les régions orientales. Quand il s’agit d’une entreprise semblable, qui se complique nécessairement de tant de difficultés politiques et stratégiques, qui se déroule sur un double théâtre, en Europe et en Asie, qui met en mouvement des armées de 200,000 et 300,000 hommes, on ne peut pas s’attendre à des coups de foudre. Le chef de l’état-major allemand, qui a raconté avec un intérêt supérieur la campagne de 1828, M. de Moltke, aurait, dit-on, exprimé dès le premier jour l’opinion qu’on était en présence d’une guerre longue et laborieuse, que la Russie aurait besoin de patience, d’habileté et d’argent. C’était peut-être une des raisons pour lesquelles le perspicace Allemand voyait sans déplaisir la Russie s’engager dans une guerre destinée à l’épuiser ou à l’occuper longtemps. Quoi qu’il en soit, quelques succès que la Russie puisse se promettre dans un avenir plus ou moins prochain, il est clair que la première partie de la prédiction de M. de Moltke se réalise. Cette nouvelle guerre d’Orient se développe avec lenteur. Il y a plus de deux mois déjà que la Russie est entrée en campagne, et on en est presque encore aux préliminaires, c’est tout au plus si l’action commence à se dessiner depuis quelques jours au signal de l’empereur Alexandre II, arrivé récemment au quartier-général de son armée dans la vallée du Danube.

Ni en Asie, ni en Europe, cette guerre entreprise avec une sorte de passion par le tsar n’a été en effet marquée jusqu’ici par des événemens sérieux. Les opérations, il est vrai, ont paru d’abord s’engager un peu plus vivement en Asie par la frontière de l’Arménie turque. Les Russes, divisés en plusieurs corps, ont envahi le territoire ottoman. Ils ont enlevé la place d’Ardahan ; ils semblent avoir manœuvré de façon à s’emparer du port de Batoum sur la Mer-Noire et à se porter sur Erzeroum. D’un autre côté, plus au sud, ils ont pris Bajazid et par cette direction opposée ils ont également marché sur Erzeroum de façon à isoler complètement la ville de Kars, dont ils veulent sans doute couper toutes les communications. Ont-ils réussi dans l’exécution de leur plan ? Ils n’ont dû dans tous les cas réussir que très partiellement. Ils semblent avoir essuyé un échec sérieux dans une tentative sur Batoum. Au sud, ils auraient éprouvé aussi un revers et ils paraîtraient avoir perdu Bajazid après l’avoir conquis. C’est là ce qui se dégage de plus clair de la confusion, des contradictions, des exagérations des bulletins, qui sont loin, il est vrai, d’être de l’histoire en Orient encore plus qu’en Occident. Les Russes sont toujours néanmoins autour de Kars, qui aujourd’hui comme il y a vingt ans, comme dans toutes les guerres sur ces frontières, reste le boulevard militaire de la Turquie, et dont Fuad-Pacha pouvait dire justement en écrivant à lord Clarendon en 1854 : « La position de Kars est la clé de nos frontières d’Asie. Si cette place, venait, — ce qu’à Dieu ne plaise ! —