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sédentaires, ont toujours repoussé les institutions féodales. S’inspirant d’un esprit d’égalité qui émane de leurs convictions religieuses, ils considèrent que vis-à-vis du pauvre pratiquant la loi divine, le riche est seulement le distributeur des biens appartenant à Dieu. De là l’institution des terres dites wakfi, qui forment une grande partie de la Turquie et dont les revenus sont réservés au service des pauvres. Quelques traits de mœurs montrent sous un jour favorable les rapports des maîtres et des serviteurs. Telle est, chez les chrétiens bulgares des forges des Balkans, la dette quasi-perpétuelle contractée sans intérêt envers le patron musulman ; au lieu de l’envisager comme une obligation pesante, les ouvriers sont plutôt portés à s’enorgueillir du chiffre élevé de leur dette qui témoigne de la confiance du maître à leur égard. Tel est aussi le caractère familial que conserve souvent l’esclavage, chez les petits comme chez les grands. Portés par sentiment religieux à émanciper au moins un esclave à chaque génération, certains croyans même peu aisés consacrent volontiers leur première épargne à l’achat d’un jeune esclave qui devient rapidement le compagnon et l’égal de leurs propres enfans pour l’éducation, la carrière, le mariage et la fortune. Sans rien déguiser des défaillances qui ont altéré les anciennes mœurs de la Turquie, les monographies mettent ainsi en relief d’utiles leçons d’harmonie sociale que cette nation tant décriée peut encore donner aux peuples les plus fiers de leurs progrès.

Il faudrait dégager de l’étude des familles bien d’autres faits. Ce qui précède suffit à montrer par quelle voie l’auteur a été conduit à formuler les conclusions pour lesquelles il réclame critique et contrôle. A ses yeux, la stabilité du bien-être dont jouissent avec quiétude les classes inférieures en Orient, et qui contraste si nettement avec la souffrance et les plaintes des populations ouvrières de l’Occident, a tenu jusqu’ici à trois causes : la pratique de la loi morale solidement garantie par les croyances religieuses, aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens orthodoxes ou catholiques ; l’institution de la famille patriarcale, groupant tous les rejetons sous la forte autorité du père, et retardant au profit des plus nombreux, l’essor des mieux doués ; enfin la libre disposition du sol inculte et des produits spontanés qu’il offre gratuitement aux populations. La première cause ne saurait être le privilège exclusif d’une époque ou d’une région ; la seconde est susceptible de se transformer d’une manière féconde sous l’influence du progrès économique et moral ; la troisième seule tend fatalement à disparaître par l’appropriation de plus en plus complète du sol à la culture. Maintenant que l’étude des ouvriers de l’Orient a montré l’importance sociale de cet élément du bien-être, il appartient aux autres monographies de familles d’exposer les moyens auxquels les classes dirigeantes