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temps : quoi qu’on en ait dit, la réalisation en doit être rattachée bien moins aux conquêtes de l’esprit de liberté, aux efforts politiques des légistes ou à l’action civilisatrice du clergé qu’au libre jeu des intérêts. Sans doute les rois, désireux de restreindre l’influence des seigneurs et d’étendre la suzeraineté de la couronne, multiplièrent les ordonnances d’affranchissement ; mais il fallut souvent les renouveler, et les serfs, loin d’accueillir la liberté comme une délivrance, songèrent plus d’une fois à l’éviter comme une charge. Témoin, entre bien d’autres exemples, l’empressement avec lequel les serfs de Pierrefonds, affranchis par Philippe le Hardi, se hâtèrent d’épouser des femmes serves et de se prévaloir de ces mariages pour requérir du parlement leur retour à la glèbe. En tout temps la féodalité s’est constituée surtout pour les besoins des faibles et des petits, qui cherchaient à obtenir en échange de leurs services la protection des puissans et des forts. Tant que ceux-ci eurent des forêts et d’autres sols à défricher, ils eurent intérêt à s’attacher les rejetons des paysans et ne craignirent pas de lier par la coutume l’avenir de leur propre famille aux générations successives de leurs tenanciers. Grâce aux établissemens nouveaux, les seigneurs voyaient s’accroître continûment les produits de leurs domaines et les paysans, garantis contre les éventualités fâcheuses, trouvaient d’amples ressources dans la culture de leur patrimoine ou la jouissance des droits d’usage. Cet état de bien-être, dont l’érudition moderne retrouve sans cesse de nouveaux témoignages, s’est partout altéré dès que le sol disponible a commencé à faire défaut. Les propriétaires, loin de s’autoriser de la tradition pour retenir les jeunes ménages au sol natal, trouvèrent profit à les affranchir afin de se soustraire aux charges d’assistance que la coutume imposait et que l’occupation complète du territoire rendait plus onéreuses. Là fut en Occident la cause spontanée de l’émancipation des serfs et de l’élévation graduelle des populations rurales. Enfin l’évolution qui substitua peu à peu à la corvée les redevances en nature, puis en argent, eut pour dernier terme le rachat sous forme de bail à cens, c’est-à-dire moyennant la constitution d’une rente perpétuelle. Longtemps avant la tourmente révolutionnaire, les anciens tenanciers se transformaient ainsi, à leur grand avantage, en propriétaires véritables, et ce que la nouvelle école historique avait su déchiffrer par l’étude des textes se trouve singulièrement éclairé par l’analyse des faits contemporains que la Russie et la Hongrie présentent à l’observation.

Quant à la Turquie, plusieurs monographies d’ouvriers révèlent par leurs détails une constitution de société encore patriarcale. Les musulmans en effet, pour subvenir aux besoins des familles imprévoyantes qui se multiplient par l’agglomération des populations