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naissant de l’épargne ne soient pas détruits à chaque génération par des partages, et que les paysans puissent fonder des familles stables par la libre transmission de leurs modestes patrimoines.

La monographie des Jobajjy des rives de la Theiss présente en raccourci le tableau de l’ancien régime féodal en Hongrie. La concession de la terre seigneuriale, qui n’avait d’abord été qu’un usufruit, était devenue, par l’action de la coutume et les progrès matériels, une propriété presque complète. Le paysan avait le droit de la transmettre librement suivant l’usage local ; mais il ne pouvait l’hypothéquer ni la morceler au-dessous d’une limite déterminée. Si la famille venait à s’éteindre, l’héritage n’allait point grossir la réserve seigneuriale et devait être concédé à d’autres paysans. Les redevances étaient payées en nature ou en corvées. Quelques terres libres, possédées par des paysans ou même des journaliers, donnaient la mesure du degré de prévoyance auquel s’était élevée la population. Sauf la dîme due à l’église, les impôts étaient perçus gratuitement, avec les redevances du domaine, par le seigneur, qui assurait en outre le service de la justice et de la police, et restait tenu, par son intérêt plus encore que par la coutume, d’assister toujours ses tenanciers. L’ébranlement produit à travers l’Europe par la révolution de 1848 amena la chute de ces institutions. Au milieu d’effets complexes et contradictoires, quelques résultats s’accusent avec netteté. En général, le rachat de la corvée et de la dîme a profité à tous, aux seigneurs comme aux paysans ; le travail est devenu plus actif, l’agriculture plus prospère, la richesse plus féconde. En revanche, les seigneurs ont seuls gagné à d’autres réformes : les impôts qu’ils percevaient jadis sans dépense pour le trésor et avec ménagement pour les contribuables sont prélevés maintenant par le fisc avec la rigueur administrative. La justice patrimoniale est remplacée par les tribunaux publics, souvent éloignés des localités ou étrangers à leurs usages, toujours onéreux par les frais qu’ils imposent et surtout par l’intervention désormais nécessaire des avocats. Mais ce qui compromet le plus gravement l’avenir économique des classes moyennes, ce sont d’une part la division indéfinie des petits domaines qui entraîne la déchéance sociale des paysans, et d’autre part les progrès effroyables de l’usure, qui par l’hypothèque accélère la ruine des propriétaires imprévoyans.

Jadis, en France comme en Angleterre, l’émancipation des serfs a été préparée par les mêmes causes économiques, mais elle s’est effectuée au milieu de circonstances bien préférables à celles que rencontre aujourd’hui la transformation de la féodalité en Hongrie et en Russie. Au lieu de s’accomplir prématurément sous une impulsion révolutionnaire par son but ou théorique dans son origine, ce changement dans les rapports sociaux fut l’œuvre graduelle du