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ambassadeur de Russie à Pékin. Au surplus, la simplicité de mœurs, la droiture des relations, la fierté du caractère des nomades, ont été célébrées à l’envi par tous les auteurs de l’antiquité, poètes, géographes ou historiens, d’Homère à Horace, d’Hérodote à Strabon ou Justin. « Il est admirable, dit ce dernier, de voir que les Scythes soient doués par leur propre nature de vertus que ni le long enseignement des sages, ni les préceptes des philosophes, n’ont pu inculquer aux Grecs, et que la civilisation se montre, au point de vue des mœurs, au-dessous de l’inculte barbarie. Tant il est vrai que l’ignorance des vices est plus profitable chez les barbares que ne l’est chez les civilisés la connaissance de la vertu. » Quelques voyageurs, il est vrai, ont en partie contesté ces appréciations ; mais on peut croire qu’ils ont moins connu les pasteurs errans de l’intérieur des steppes que les hordes de cavaliers qui, sur les frontières indécises des souverainetés voisines, vivent de rapine et de pillage. Il en est de ces tribus comme des nomades que le simple contact des trafiquans grecs, au dire de Strabon, avait suffi à corrompre. Malheureusement les grandes voies ferrées qui bientôt sillonneront l’Asie centrale seront, à cet égard, encore plus efficaces que les relations commerciales des anciens. Elles feront payer leurs bienfaits matériels en infligeant une réelle dégradation morale aux populations que touchera tout à coup notre civilisation avancée.

Lorsqu’on s’éloigne du pays des herbes pour se rapprocher de l’Europe et traverser la Russie, on observe les diverses phases des transformations sociales qui se sont opérées en Occident par le défrichement du sol forestier et le développement de la vie sédentaire[1]. Parmi les nombreuses familles qu’il a étudiées dans cette région, M. Le Play a choisi pour les publier cinq monographies d’ouvriers russes. Les uns, dans la Bachkirie, renommée pour la grâce de ses printemps, restent encore à demi nomades, répugnent aux labeurs agricoles et vivent du lait de leurs jumens, comme les Hippémolges et les Galactophages de l’antiquité. D’autres, aux laveries d’or et aux forges de l’Oural, appliquent leurs efforts à créer des clairières et des cultures au milieu des forêts près des exploitations métallurgiques. Puis viennent les vrais agriculteurs, tels que les paysans des terres noires d’Orenbourg, qui sont fixés au domaine

  1. Au retour de son expédition de 1875, M. Nordenskiöld a remonté le Jénisseï. Même avant d’atteindre le cercle polaire, le célèbre voyageur avait rencontré des forêts qu’il n’hésite pas à appeler les plus vastes et les plus magnifiques de l’ancien continent. Plus au sud commencent des plaines sans pierres couvertes de terre noire (tchernosiem). Presque inhabitées, ces campagnes, aussi fertiles que celles de la Russie méridionale, s’étendent sur plusieurs centaines de milles et n’attendent que la charrue pour donner d’abondantes moissons. On voit quel riche avenir les vallées sibériennes réservent à la colonisation et à l’agriculture.