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tentés pour répondre aux anxiétés des gouvernans de cette époque ne restèrent pas sacs résultats utiles. Convaincu de l’efficacité de la méthode appliquée à l’étude des faits sociaux, F. Arago fit partager sa conviction à plusieurs de ses collègues du gouvernement provisoire et de l’Académie des Sciences. De concert avec ces derniers, il pressa M. Le Play de coordonner tous ses travaux dans un ouvrage qui serait édité à l’Imprimerie nationale et soumis à l’approbation de l’Académie. C’est grâce à ce patronage, continué plus tard par M. Dumas, que parut en 1855, après sept années de nouveaux voyages, de vérifications et de contrôle, la première édition des Ouvriers européens.


II. — LE CHOIX DE LA METHODE. — LES MONOGRAPHIES DE FAMILLES.

« Esprit exact, sévère, exigeant avec lui-même, un de ces hommes rares chez qui la conscience en tout est un besoin de première nécessité, » a dit Sainte-Beuve, M. Le Play fit pas à pas et par trois fois le tour de l’Europe. Vingt ans furent ainsi consacrés par lui à recueillir sur les questions sociales des notions précises et à les passer au creuset de son rigoureux esprit. Alors seulement « ce Bonald rajeuni, progressif et scientifique, » ajoute l’auteur des Lundis écrivit « son premier ouvrage si original et si neuf, qui, sans parti-pris, est un modèle et qui devrait être une leçon pour tous les réformateurs, en leur montrant par quelle série d’études préparatoires, par quelles observations et comparaisons multipliées il convient de passer avant d’oser se faire un avis et de conclure. »

La constatation méthodique des faits sociaux présente, on ne saurait trop le redire, des difficultés particulières. Dans la plupart des sciences physiques, si l’on recueille les enseignemens de la nature par l’observation, on les sollicite en même temps par l’expérimentation, et les deux procédés se prêtent un mutuel appui. Au contraire ici les conditions d’une expérience scientifique font évidemment défaut. Nul ne pourrait reproduire, dans des circonstances judicieusement choisies et volontairement variées, les phénomènes dont les sociétés humaines sont le théâtre. Ce n’est pas que des esprits aventureux aient hésité à pousser la société hors des sentiers battus, au risque de l’engager dans une impasse ou de l’entraîner vers des abîmes. Ils la comparaient volontiers à un ingénieux mécanisme et se proposaient moins d’en dévoiler les ressorts par leurs expériences que d’en améliorer le jeu par leurs perfectionnemens, Que d’essais suggérés par l’utopie et condamnés d’avance par le bon sens ont été tentés ! Combien surtout de maux et de ruines ont été provoqués par la surexcitation des illusions et la déception des insuccès, sans que le crédit des faiseurs de