Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec un savant académicien que les principes économiques soient la seule base solide de la morale ? N’est-on pas plutôt prêt à dire avec un membre éminent du Political economy club, au centenaire d’Adam Smith, que le rôle de l’économie politique est désormais fini ? Il faut bien du moins concéder à M. Stanley Jevons que jamais on n’a été plus loin de s’entendre, et que la science est devenue vraiment chaotique. Dans cette nouvelle Babel, une seule voix serait assez forte pour surmonter le bruit confus des passions et des systèmes, une seule pourrait s’imposer avec une indiscutable autorité, c’est la voix de l’expérience. Mais il faut se garder de lui prêter un langage de convention et de prétendre l’assujettir elle-même à des idées préconçues. Lorsque sous l’influence de l’extension des échanges, de l’accroissement de la production et du développement de l’état, l’économie politique s’est constituée en France au siècle dernier, elle obéit à cet esprit classique qui régnait alors sans partage dans les salons et dont M. Taine a si finement analysé les travers. Comme toutes les sciences encore mal assises, elle a plus d’une fois cédé à la tentation de généraliser hâtivement quelque fait isolé, ou de poser des principes abstraits pour ne demander tout au plus à l’expérience qu’une vérification a posteriori[1]. Ainsi tel auteur renommé, au lieu de chercher comment vont les choses chez les peuples où règnent le bien-être et la paix, déclare sentencieusement « que les richesses doivent être consommées selon les principes de la saine raison, » sans songer qu’il évoque le souvenir burlesque des médecins de Molière qui voulaient aussi que leurs cliens digérassent a selon les principes de la saine raison. » Autre est la marche de la vraie science. Elle fait table rase de tout préjugé et n’admet aucun principe a priori. Elle interroge les faits et les laisse répondre avec leur brutale éloquence. Grâce à cette méthode, qui d’elle-même redresse les vices du raisonnement et empêche les écarts de l’imagination, les sciences ont pris en moins de deux siècles un prodigieux élan qui s’accélère au lieu de se ralentir. Depuis l’antiquité, on discutait à perte de vue sur les théories physiques et chimiques sans que les philosophes aient jamais pu se mettre d’accord. C’est ainsi que pendant tout le XVIIIe siècle les chimistes se partageaient en deux camps et combattaient pour ou contre le phlogistique, cette terre inflammable contenue dans les corps et que la combustion seule en pouvait chasser. Quand des esprits plus positifs, au lieu de s’attacher uniquement à l’apparence extérieure des faits et de se borner à

  1. Il n’est pas besoin de rappeler aux lecteurs de la Revue la critique spirituelle et savante que M. de Laveleye a faite ici même des formules a priori de l’ancienne économie politique (Voyez la Revue du 15 juillet 1875, du 1er septembre et du 15 décembre 1876.)