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parviendra ? La foi seule peut créer un monde ; il y faut des convictions et des affections, des sentimens de liberté et d’humanité. « Ah ! les années sont bien changées ; et celui qui veut marcher avec le siècle ou le devancer, il ne faut plus qu’il sautille sur un pied, mais qu’il suive résolument une voie sérieuse où sont l’éloquence, la vérité et la force. » La lettre continue ainsi, pressante, douloureuse, pleine d’un respect profond et d’un viril amour. On dirait parfois la scène si fréquente aux premiers temps de l’église. Au lieu d’une mère païenne, mettez une mère attachée aux grâces voltairiennes du siècle passé ; au lieu d’un néophyte chrétien, mettez un ardent spiritualiste du XIXe siècle. Au fond, la situation est la même. Comme nt ne pas la reconnaître, quand le fils transporté s’écrie : « Qui donc viendra avec nous, si toi, qui as tant besoin de convictions sérieuses, d’alimens nouveaux, de sentimens féconds, de sentimens profonds, tu te ranges du côté de la frivolité, pour la regretter et l’employer contre nous ? si toi, qui nous appartiens à bon droit, toi qui as un fond d’angoisse et d’isolement, tu te laisses prendre par le joli, l’aimable, le gai, pour exclure le beau, le grand, l’éternel ? J’ai bien peur qu’une partie de ton mal vienne de ce que tu n’as pas fait alliance pleine et entière avec ces sentimens intimes et profonds, réservant aux objets superficiels ta puissance d’esprit moqueur… Pour moi, vous ne m’amènerez jamais à rien renier de ma nature. Ce que j’ai aimé une fois m’est à jamais saint et sacré. » voilà bien deux mondes en présence, non pas la tradition païenne et la religion du Christ, mais deux mondes qui, à travers des transformations sans nombre, se rattachent aux mêmes principes de lutte, je veux dire l’ironie et la foi, le petit esprit et le grand art.

En même temps il redescend aux choses simples, à la vie de tous les jours, car il ne veut pas qu’un seul des reproches de sa mère demeure sans réponse. Quelle idée de croire qu’il va tourner le dos à son ami Bayard ! Notez que l’aimable vaudevilliste n’a jamais éprouvé ce sentiment d’inquiétude ; jamais il n’a été jaloux ni de Cousin ni de Herder. N’est-ce pas lui qui allait négocier avec les libraires pendant que son ami écrivait ? Et si l’interprète, si le commentateur inspiré du penseur allemand est retenu à Paris par son travail, qui donc à cette date est l’intermédiaire naturel entre Paris et Charolles ? C’est le bon Bayard. Il va voir la mère d’Edgar Quinet (j’ai déjà dit que Charolles était sa ville natale) ; on le reçoit, on l’héberge, il s’installe pour quelques semaines et continue d’écrire ses comédies. Ce serait bien mal connaître le cœur du poète philosophe que de lui attribuer des sentimens de dédain à l’égard d’un compagnon si dévoué. « Dieu sait, écrit-il, si j’oublie le bien qu’on m’a fait, et si jamais amitié fut plus constante que celle que je sens pour lui. »