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avait si bien débuté avec ses Tablettes ! Que ne reste-t-il fidèle à cette manière voltairienne ! Et puis Victor Cousin ne lui fait-il pas oublier l’ami Bayard, l’aimable auteur de comédies, si bon, si simple ? Quoi ! s’éloigner d’un tel camarade pour s’attacher à un Allemand aveugle, à un esprit intolérant et fanatique ? Sous la domination d’un maître comme celui-là, il perdra sa grâce, sa facilité françaises, il deviendra un tudesque. Et Quinet de répondre avec verve : « Je ne veux pas tarder une minute à te dire combien tu es injuste envers M. Cousin. Si tu le connaissais, tu saurais que rien n’est plus tolérant que sa pensée… Que de fois il m’a dit : « vous êtes fait pour briller par l’imagination… Ne cherchez pas à la combattre, mais à la fortifier. Soyez un grand écrivain comme vous êtes destiné à l’être. Cultivez en vous l’art de dire les vérités de sentiment… Gardez-vous bien de faner votre âme ni par des études trop sèches ni par le faux système qui m’a longtemps égaré. » C’est ainsi qu’il défend le maître, et, comme il dit, l’artiste. Il ne permet pas non plus qu’on fasse de Cousin un Allemand, lui qui a « pour le moins autant d’esprit et de lucidité que de profondeur. » Si c’est la manière de Voltaire que sa mère regrette dans ses nouvelles études, il la prévient qu’elle en doit faire son deuil ; il aurait une répugnance invincible à y revenir. Le persiflage est passé de mode. D’ailleurs il faut être soi. « Si je peux valoir quelque chose, ajoute-t-il, c’est par la couleur, par la fraîcheur de l’imagination, par la profondeur des sentimens et par une sorte de verve de cœur. » Écrire encore un pastiche de Voltaire comme il y a deux ans ! Oh ! que non pas. Tout un siècle le sépare de ces fantaisies d’écolier. Il a devant lui un monde nouveau, un art nouveau. « Mes sentimens sont sérieux et pénétrans. Je serai sérieux… Je chercherai en tout à être large, plein, pittoresque si je puis, original par l’imagination, spirituel contre la légèreté et la mesquinerie. J’ai un grand sujet neuf, hardi, où tous les sentimens moraux, tous les souvenirs, le monde entier, prennent place. » Est-il besoin de rappeler ici quelle transformation va subir le petit journal d’Isaac Laquedem ? Le Juif-Errant a plus d’un nom ; cette œuvre où le monde entier doit trouver place, c’est la bizarre et puissante épopée intitulée Ahasvérus.

Entraîné ainsi par la défense de Victor Cousin et la sienne propre, il finit par changer de rôle. On l’attaquait, il attaque. C’est au nom d’un voltairianisme de salon que sa mère, sa noble mère, vient porter le trouble au pays de ses rêveries poétiques et de sa foi littéraire ; ce voltairianisme va recevoir coup pour coup. Tendrement, respectueusement, il demande à sa mère comment elle peut s’attarder ainsi dans ces doctrines où il n’y a rien pour le cœur. L’ironie a fait son œuvre, elle a détruit ce qui devait être détruit. Il faut construire maintenant ; est-ce par la raillerie qu’on y