son insu un principe de vie au fond de son âme, comme chez tous les esprits supérieurs de l’ère moderne. C’est Victor Cousin avant les leçons éclatantes de 1828, avant les épreuves de 1830, avant les expériences d’une vie moins solitaire et plus complète, c’est aussi Victor Cousin avant la mauvaise ivresse de la renommée et les tentations du pouvoir.
Un jour, au mois de juillet 1825, Quinet, ayant à peu près achevé son introduction à la philosophie de Herder, voulut lui en lire les pages principales. Il arrive de grand matin. Il y avait déjà quelqu’un dans le cabinet du maître. Cousin, sans perdre une minute, l’invite à commencer sa lecture, puis, dès la première page : « C’est beau ! s’écrie-t-il tout ému ; c’est parfait ! c’est cela, mon ami ! » Il se lève et, tandis que le lecteur continue en marmottant un peu, il va l’embrasser avec effusion. D’autres personnes surviennent, il dit aux visiteurs : « Asseyez-vous, et pas un mot, pas un mot ! On me lit là quelque chose de superbe ! » Qu’étaient-ce donc que ces pages ? Évidemment celles qui ouvrent l’introduction à l’œuvre de Herder, celles qui expliquent la naissance de la philosophie de l’histoire chez les modernes, qui en marquent le progrès de saint Augustin à Bossuet, qui établissent les points de vue différens de Vico et de Herder, qui opposent à la permanence du monde matériel la perpétuelle instabilité des créations de l’homme, qui comparent aux destinées errantes d’Ulysse les aventures de cet étrange voyageur impatient de voir fumer de loin les toits de son Ithaque. Qui donc a plus vivement, plus douloureusement senti ce contraste entre la scène de l’histoire toujours la même et les acteurs toujours changeans ? « Dans tel réduit solitaire, je connais tel petit ruisseau dont le doux murmure, le cours sinueux et les vivantes harmonies surpassent en antiquité les souvenirs de Nestor et les annales de Babylone. Aujourd’hui, comme aux jours de Pline et de Columelle, la jacinthe se plaît dans les Gaules, la pervenche en Illyrie, la marguerite sur les ruines de Numance, et pendant qu’autour d’elles les villes ont changé de maîtres et de nom, que plusieurs sont rentrées dans le néant, que les civilisations se sont choquées et brisées, leurs paisibles générations ont traversé les âges et se sont succédé l’une à l’autre jusqu’à nous, fraîches et riantes comme aux jours des batailles. »
Ce sont ces pages, et bien d’autres, que Cousin écoutait avec transport dans cette matinée du mois de juillet 1825, et il s’en souvenait encore trois ans plus tard, lorsque, dans la onzième leçon du cours de 1828, il se félicitait « d’avoir encouragé ses deux jeunes amis, MM. Michelet et Quinet, à donner à la France Vico et Herder. » C’est aussi l’une de ces pages que Chateaubriand, en 1831, citait avec admiration dans sa préface des Études historiques.