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lois simples, seraient (comme disent les géomètres) fonctions des distances, de telle sorte que la variation de la distance est nécessairement conçue comme la cause ou la raison de la variation de la force ? D’où viendrait cet harmonieux accord entre les lois générales de la nature, dont nous ne sommes que les témoins intelligens, et une idée déterminée par la nature de notre entendement, qui n’aurait de valeur que comme invention humaine et comme produit de notre activité personnelle ? »

Ces procédés de discernement sont applicables aussi aux vérités de l’ordre moral. En morale, plus encore qu’en philosophie spéculative, les sceptiques ont large carrière pour opposer les maximes aux maximes, les sectes aux sectes : vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ! Pourtant il n’est pas impossible à la critique de distinguer, dans l’amas des opinions humaines, celles qui tiennent au fond même de notre espèce, ou mieux encore qui témoignent d’un ordre moral aussi extérieur et supérieur à nos volontés que l’ordre physique l’est à nos esprits, de celles qui dépendent des circonstances accidentelles d’individus, de professions, de castes, de races, de pays et de climats. Là, comme partout ailleurs, les effets de ces causes irrégulières s’effacent à la longue sous l’action prolongée des causes constantes et uniformes. « S’il était permis, a dit Tocqueville, de supposer que toutes les races se confondissent, et que tous les peuples du monde en vinssent à ce point d’avoir les mêmes intérêts, les mêmes besoins, et de ne plus se distinguer les uns des autres par aucun trait caractéristique, on cesserait entièrement d’attribuer une valeur conventionnelle aux actions humaines. » Rien de plus exact que cette pensée ; mais, sans rêver un évanouissement complet des variétés et des nuances d’individus et de races, ne voyons-nous pas les idées morales des différens peuples, nées et développées dans les conditions et sous les influences les plus diverses, tendre, par la culture, vers un type uniforme ? Et n’est-on pas dès lors en droit de dire que ce qui s’efface et disparaît était accidentel, et que ce qui persiste et demeure est fondamental ? Sans doute de nouvelles idées, inconnues aux générations qui ne sont plus, apparaissent ; mais leur tardive apparition prouve-t-elle qu’elles ne font pas partie d’un fonds de vérités supérieures ? Le progrès en morale choque-t-il plus la raison que le progrès dans la science ? La loi de la gravitation est-elle donc chimérique parce qu’elle a été ignorée jusqu’à Newton ? La loi de la fraternité l’est-elle davantage, parce qu’elle n’a pas été et n’est pas encore la règle de tous les hommes ? Rien au contraire n’est un indice plus saillant du caractère objectif des notions morales que la venue tardive de quelques-unes. Si l’action lente du temps et des causes uniformes, en éliminant peu à peu les variétés singulières et