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dans nos formules, mathématiques ; mais là, comme autre part, toutes les raisons ne sont pas solidaires : il en est qui agissent pour leur propre compte, et suscitent, lorsqu’elles en rencontrent d’autres, des résultats fortuits. C’est ainsi que, dans le cas pris pour exemple, il n’y a aucune solidarité, aucune dépendance rationnelle entre l’échelle de la numération décimale et les grandeurs géométriques dont il s’agit d’exprimer numériquement le rapport. — Mais si la nature agite ainsi partout « le cornet du hasard, » ne tient-elle pas en échec-toutes nos prévisions ? n’affecte-t-elle pas d’incertitude tous nos jugemens sur les choses réelles ?

L’empirisme brut serait, on le voit, le fruit naturel de la réflexion, et la science se bornerait à tenir à jour les annales des faits accomplis, si, en nous, la raison ne parvenait pas à se servir du hasard contre le hasard même. « Le rapport de la raison et de l’ordre est extrême, a dit Bossuet ; l’ordre est ami de la raison et son propre objet. » M. Cournot s’approprie cette sentence, et en fait le ressort principal de sa doctrine. Si le hasard semble partout dérouter la raison, la raison, amie de l’ordre, déjoue le hasard, en exigeant que lui-même soit soumis à des lois. En fait, il en est ainsi. Ne voyons-nous pas les phénomènes les plus indépendans et les plus discordans finir par se solidariser et se mettre à l’unisson ? « Suspendez aux deux extrémités d’une solive deux pendules battant tout différemment ; après quelque temps, ils sont d’accord. Agitez l’eau à l’entrée d’un tuyau ; à quelque distance, toutes les ondes sont égales, » — preuves manifestes que l’irrégularité superficielle et momentanée recouvre une régularité profonde et durable. Ne voyons-nous pas les courans désordonnés des faits non solidaires s’endiguer d’eux-mêmes et prendre un cours régulier ? La statistique n’extrait-elle pas de la masse des événemens isolés des moyennes régulières et constantes ? Le calcul des probabilités mathématiques ne prouve-t-il pas que là même où les faits s’unissent avec une liberté d’allures soustraite à la prévision, et s’enchevêtrent comme en nœuds inextricables, la règle et l’ordre se retrouvent ? Mais négligeons ces cas spéciaux, nombreux d’ailleurs, où nous parvenons à enfermer les effets du hasard dans des formules mathématiques, et à les soumettre ainsi aux lois fixes des nombres. Devons-nous, quand nous jugeons de l’ordre général des choses, ce qui est philosopher, estimer que le hasard nous présente et nous fait prendre comme une carte forcée un ordre simulé et accidentel, au lieu de l’ordre réel et permanent ?

J’observe dix positions d’un point mobile prises au hasard ; elles sont toutes sur la circonférence d’un cercle. Hésiterai-je à déclarer que le point qui les a marquées est astreint à décrire cette circonférence ? Pourtant je ne l’ai pas suivi en chacun de ses mouvemens,