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un personnage important. Il parle à merveille, il a des mains d’aristocrate, il met des gants pour cirer les chaussures de sa maîtresse; c’est peut-être Polignac. — J’affirme que la dame est bien la marquise de Saint-Fargeau, répliqua M. Leclère ; quant au domestique, je ne le connais pas et je n’en peux répondre. — Puis il s’éloigna.

Mais il n’était pas le seul à qui Le Pelletier eût fait part de ses doutes : bientôt le bruit se répandit que le prince de Polignac était dans la ville. Vers minuit, une trentaine de gardes nationaux rassemblés autour de la maison menaçaient de l’arrêter. Le commissaire de police, arrivant à son tour, fut accueilli par ces mots: — C’est Polignac ! interrogez-le. — Mme de Saint-Fargeau et M. de Polignac entendaient ces rumeurs de la chambre dans laquelle ils se trouvaient et où le commissaire se présenta bientôt. La marquise protesta contre toutes les insinuations dont elle était l’objet, montra son passeport régulièrement visé; mais quand le magistrat eut vu et interrogé le prétendu domestique, il fut frappé de sa distinction, de son accent, de son grand air, de tous les traits qui trahissaient chez M. de Polignac l’homme de vieille race et le personnage de cour. Il lui demanda son nom, et comme le prince déclarait se nommer Pierrotte et être bien réellement au service de Mme de Saint-Fargeau, le commissaire de police répondit : — Je n’en crois rien ; vous n’avez pas de papiers, je suis obligé de vous arrêter.

M. de Polignac passa la nuit à la maison d’arrêt, tandis que Mme de Saint-Fargeau était gardée à vue dans sa chambre. Le lendemain ils furent interrogés l’un et l’autre, séparément, par le maire assisté de quelques notables. Leurs réponses n’ayant pas paru concordantes, il fut décidé que l’inconnu serait immédiatement dirigé sur Saint-Lô, accompagné par le maire, un officier de la garde nationale et deux gendarmes. Mme de Saint-Fargeau refusa de le quitter et partit avec lui. C’était le 16 août[1]. En arrivant à Saint-Lô, M. de Polignac fut conduit devant le procureur du roi et le juge d’instruction. Dès les premières questions que les magistrats lui adressèrent, il renonça à se cacher plus longtemps et se fit reconnaître. La commission départementale ordonna alors son incarcération, moins cependant pour se donner le temps de demander des ordres à Paris que pour protéger l’ancien ministre contre l’exaspération de la populace, dont la nouvelle de son arrestation avait déchaîné

  1. Les curieux détails qu’on vient de lire sont empruntés à une lettre dont l’original se trouve aux archives du département de la Manche et que M. Leclère écrivait le 16 août aux membres de la commission départementale, afin de protester contre les rumeurs qui, dès ce moment, l’accusaient d’avoir voulu favoriser l’évasion de M. de Polignac. Dans cette lettre, il affirme avec énergie qu’il ignorait la véritable qualité du prétendu domestique de la marquise de Saint-Fargeau.