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d’ailleurs, ajoute-t-il judicieusement, alors même que, dans les pays extérieurs, on ne se rendrait pas un compte exact de l’état des choses, cet état ne serait pas modifié. La tâche de l’Allemagne est de reconstituer l’empire allemand du moyen âge, et la Belgique, la Hollande, la Suisse, dont il faut respecter l’indépendance, sont naturellement attirées vers une Allemagne fédérale et forte. La « fatalité » les y pousse : c’est là qu’elles trouveront asile contre l’ambition de la France.

M. Himly parle aussi des pays extérieurs ; son titre, meilleur que celui du professeur allemand, l’y autorisait et le dispensait même de toucher à la question des frontières naturelles : il l’a fait pourtant à propos du Rhin, et l’on voit bien ici la différence des deux esprits.

M. Daniel décrit à merveille le grand fleuve qui, « de sa source à son embouchure, appartient tout entier à l’Allemagne, » le fleuve héroïque qui brise en trois endroits le rempart des montagnes, le fleuve historique dont les rives, tantôt gracieuses et tantôt terribles, mirent dans l’eau rapide les vignes célébrées par les poètes, les ruines des vieux châteaux, les flèches des hautes cathédrales. Le Rhin, c’est le fleuve chéri de l’Allemand, le « fleuve de son cœur. » Des milliers d’hommes le viennent voir : il leur laisse la nostalgie de ses bords, mais aussi la nostalgie de la grandeur passée de la patrie. Qui s’arrête sur ses rives sent son cœur battre plus fort dans sa poitrine ; les vieilles légendes envahissent sa mémoire, et il se surprend à chanter les jeunes chansons : « vous n’aurez pas notre Rhin allemand ! »

A cet enthousiasme, je ne trouve rien à redire. J’aime les chansons patriotiques des Allemands : elles n’ont servi que contre l’étranger, et l’émeute ne les a point flétries ; elles expriment autre chose que de vagues sentimens et marquent le point fixe où commence l’ennemi. Il n’est en Allemagne si humble école où l’on ne chante la Garde au Rhin, si pauvre paysan qui ne sache qu’outre les obligations ordinaires de la vie, il y a celle de défendre le Rhin. Voilà qui doit être envié à nos voisins, mais laissons-leur la grossièreté qui dépare leur patriotisme et leur fait dire des sottises. « Le Français, dit Arndt, n’est pas digne d’avoir le Rhin. Il ne s’en sert que pour y naviguer et bâtir des forteresses sur ses bords ; encore naviguerait-il avec autant de plaisir sur quelque canal de Hollande, pourvu qu’il trouve le boire, le manger, un joli minois de femme et de la compagnie pour bavarder. » M. Daniel recueille cette ridicule boutade, et il ajoute : « Cela est excellent. » Il serait trop aisé de répondre que les Allemands n’ont pas négligé de bâtir des forteresses sur les deux rives, et que les quais de leurs villes rhénanes, enveloppés de murailles malpropres, cachent le fleuve au regard, car pour contempler le Rhin allemand, il faut aller sur les ponts, après avoir donné un liard au péager. Un Français ne salue pas avec moins d’émotion le rocher de Lorelei que ne font ces familles allemandes, si fort occupées sur