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rendait particulièrement dangereuses pour l’homme dont en ce moment la France entière maudissait le nom. Il revint donc à Saint-Jean-le-Thomas.

De plus en plus inquiète pour la sûreté de son hôte, Mme de La Martinière se décida, avec son assentiment et celui de la marquise de Saint-Fargeau, à mettre le curé de Saint-Jean dans la confidence de ses perplexités. Cet ecclésiastique comptait justement parmi ses amis un sieur Leclère, ancien officier de marine, maître de port à Granville, propriétaire d’une terre voisine de l’habitation de Mme de La Martinière, avec qui il entretenait quelques rapports de voisinage, et chez laquelle il avait rencontré la marquise de Saint-Fargeau. Le jeudi 12 août, M. Leclère reçut à Granville la visite du curé de Saint-Jean, venu auprès de lui afin de s’informer si quelque bateau devait partir prochainement pour Jersey. M. Leclère répondit que le patron Jean Lemaître se proposait de faire le voyage le mardi suivant, et voulut connaître le nom du voyageur pour lequel le renseignement lui était demandé. Quand il sut qu’il s’agissait de l’amie de Mme de La Martinière et qu’elle avait hâte de s’embarquer, il promit de la prévenir si quelque patron du port partait plus tôt. Il se chargea même de faire viser le passeport que le curé lui laissa, passeport régulier délivré par le préfet du Calvados, et destiné à la marquise et au valet de chambre qui voyageait avec elle.

Le samedi, Mme de Saint-Fargeau vint elle-même à Granville. Conseillée et guidée par M. Leclère, elle loua chez un aubergiste du port, le sieur Le Pelletier, une chambre pour elle et un cabinet pour son domestique, et à l’Hôtel des Marchands, une écurie pour ses chevaux; puis elle retînt deux places, au prix de 6 francs chacune, sur le bateau du sieur Lehodey, qui devait mettre à la voile le lundi. Un autre patron, nommé Pannier, sollicité par elle de prendre la mer le dimanche, avait demandé 60 francs qu’elle ne voulut pas donner, craignant sans doute que l’acceptation de ce prix exagéré n’éveillât les soupçons du batelier. Elle partit ensuite par la diligence qui l’avait amenée. M. de Polignac l’attendait à Saint-Jean-le-Thomas. Elle revint à Granville, durant la nuit, dans une voiture particulière dont il occupait le siège. Elle s’installa avec lui chez l’aubergiste Le Pelletier. Mais M. de Polignac sortit au lever du soleil et ne rentra que le soir. A dix heures, M. Leclère ramena Mme de Saint-Fargeau à l’hôtellerie. Elle avait passé la soirée chez lui, avec sa femme, personne spirituelle et distinguée qui occupait dans la société granvillaise une haute situation. Comme il venait de prendre congé de la marquise, l’aubergiste Le Pelletier, qui se trouvait sur la porte de son établissement avec quelques personnes, lui dit : — Je ne sais si cette dame s’appelle Mme de Saint-Fargeau ; mais, pour sûr, l’individu qui est avec elle n’est pas un domestique, c’est plutôt