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congrégation de Saint-Vincent-de-Paul prit en pitié Zamora et ne quitta le pauvre insensé qu’au pied de l’échafaud.

On sait déjà que les chapelles où se trouvent confinés les condamnés à mort restent ouvertes au public jusqu’à l’heure de l’exécution. Pendant toute cette journée du 15 février et jusqu’à l’aurore du lendemain la foule ne cessa d’y venir et de s’y renouveler. Le 16, les indigènes des provinces immédiates de Balucan, de la Pampanga, de Cavite et de la Laguna, accoururent pour voir une dernière fois ceux qu’ils appelaient tout haut, « leurs pères, leurs trois chers martyrs. » vêtus pour la plupart de deuil, ils occupaient, au nombre de 40,000 environ, l’espace qui séparait la prison des quatre échafauds. A sept heures, le lugubre roulement des tambours apprit à la multitude que le cortège se mettait en route, et il se fit alors un silence général. Saldua, toujours le sourire aux lèvres, vêtu d’un domino blanc, marchait en tête ; après lui, l’un à la suite de l’autre, venaient les trois prêtres. Burgos pleurait comme un enfant, saluant de la tête les amis qu’il reconnaissait dans la foule ; Zamora, le regard indécis, n’avait aucune conscience de ce qui se passait autour de lui ; quant au père Gomez, l’œil bien ouvert, le front haut, il bénissait les Indiens qui se précipitaient à genoux sur son passage. Toutes les têtes étaient nues ; toutes les bouches priaient ; des Espagnols péninsulaires qui se trouvaient là en curieux découvrirent leurs fronts.

Saldua monta le premier sur l’échafaud ; sa quiétude ne l’avait pas abandonné, mais son regard cherchait au loin avec une impatience mal déguisée le messager qui devait lui apporter sa grâce. Il ne vint pas, et le bourreau l’enleva pour jamais à ses espérances. Le père Gomez fut appelé ; le récollet, son confesseur, lui conseilla à voix haute d’accepter avec courage le sort terrible que lui faisait la justice humaine, et de se recommander à Dieu. « Mon père, répondit le septuagénaire, je sais qu’une feuille d’arbre ne s’agite pas sans la volonté du Créateur ; puisqu’il demande que je meure en pareil lieu, que sa volonté s’accomplisse ! » Zamora en entendant qu’on prononçait son nom, monta sur l’échafaud sans mot dire, et prit place, comme on le lui indiquait du doigt, contre le fatal poteau ; l’infortuné ne livra que son corps à l’exécuteur : depuis deux jours son âme s’était affranchie du supplice. Il ne restait plus que le père Burgos ; il était créole, et son crime avait été considéré comme ayant un caractère de gravité plus grand que ceux commis par ses compagnons. En l’obligeant à mourir le dernier, les juges avaient voulu aggraver sa peine. Il gravissait les degrés de l’estrade, lorsque tout à coup ses yeux rencontrèrent ceux du commissaire Boscaza ; le condamné s’arrêta, et, reprenant sa sérénité, il dit : « Je vous pardonne, monsieur, et puisse Dieu vous pardonner