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des Espagnols, blancs ou de couleur, ayant déjà subi des condamnations ou de réputation suspecte ; personne ne les repousse, et des gens d’une honnêteté proverbiale les reçoivent parfaitement. L’exemple le plus étonnant de cette tolérance est celui qui me fut fourni par un Anglais israélite, ancien convict de Sydney, apostat, et ayant fait plusieurs mois de séjour dans la maison d’arrêt de Manille. Il était reçu partout et traitait journellement d’affaires importantes avec les plus honorables maisons étrangères et espagnoles de la capitale. Pobrecito ! me répondait-on quand je disais qu’il fallait s’en défier, ou que je m’étonnais de la confiance qu’on lui accordait.

Lorsque, selon les coutumes espagnoles, il y a un condamné à mort en chapelle, des dévotes vont de maison en maison demander un sou, — une seule personne ne doit pas donner davantage, — pour lui faire dire des messes. Pour peu que le reo ait obtenu quelque célébrité par ses crimes, chacun va le voir, lui apporter des cigares, du café, des confitures, et causer avec lui de sa fin prochaine. Le bourreau vient également s’entretenir avec celui auquel il devra dans quelques heures ôter la vie. Il faut que l’on sache, pour comprendre cette tolérance, que l’exécuteur des hautes œuvres des Philippines est lui-même un condamné à mort, aucun individu libre ne voulant accepter de plein gré ces terribles fonctions. Un homme condamné au dernier supplice a donc la chance d’avoir la vie sauve si, au moment de l’expiation, il y a une vacance de bourreau, mais à la condition de devenir bourreau lui-même. Comme il pourrait échapper à sa sinistre charge par la fuite, on l’habille de la tête aux pieds d’une étoffe de couleur écarlate, et une garde composée de cinq soldats, la baïonnette au fusil, ne le perd pas un seul instant de vue. Il est arrivé parfois que l’exécuteur des hautes œuvres, ex-coupeur de bourse, reconnaisse dans celui qu’il doit supplicier un ancien compagnon de brigandage. Il surgit de ces rencontres des querelles comiques. Un jour, il y eut entre un condamné à mort et son bourreau une altercation si vive dans une capilla, qu’une bataille à coups de poing s’ensuivit. Le premier en sortit vainqueur, mais le second s’en consola en criant bien haut que le lendemain il aurait sa revanche. Cela s’est passé an village de Imus, dans la province de Cavite, et j’étais à dîner chez l’alcade lorsque le gardien du criminel vint tout essoufflé nous raconter le scandale. Le jour suivant, en allant de la chapelle à l’échafaud, les deux héros de cette anecdote ne firent que s’adresser de mutuels reproches. Jamais patient ne fut plus consciencieusement expédié.

Au nombre des crimes les plus fréquens, il faut mentionner les attaques à main armée contre les voyageurs isolés, et les assauts