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l’exigent, à la suite, par exemple, d’un incendie ou d’un tremblement de terre. Pour remplir tous ces offices, aucun apprentissage ne leur est nécessaire. Les métiers obligeant le corps à trop de mouvement ou à un repos trop absolu sont abandonnés aux Chinois, qui, dans l’archipel, ont accaparé la fabrication des chaussures, le colportage, le transport des fardeaux, et, ce qui vaut mieux, l’achat et la vente en gros des produits du pays. Les Indiens, jaloux des richesses des Célestes, ne perdent jamais une occasion de les injurier ou de les piller. Il en résulte des rixes sanglantes à la suite desquelles le Chinois est généralement battu ; mais qu’importe une volée de coups de bâton si le Chinois qui la reçoit peut retourner dans son pays avec une fortune ! Actif, laborieux, économe, aidé par les énormes crédits que lui font les maisons étrangères, le Chinois doit forcément s’enrichir, tandis que l’Indien, flâneur, hospitalier, artiste, amoureux de toutes les nouveautés, sans crédit aucun, reste toujours pauvre, mais aussi toujours content de son sort. Puisque nous venons de parler des Chinois, ajoutons qu’ils habitent Manille au nombre de 40,000 environ. Grâce à leur activité, le commerce s’est beaucoup développé dans les provinces, et sans eux la colonie espagnole ne ferait aucun négoce important. La façon dont un Asiatique fait fortune aux Philippines est originale. Lorsqu’il y arrive, soit du Yunnan, de Canton ou de Shanghaï, le pauvre diable est gueux, affamé, à peine vêtu, mais certain de trouver, aussitôt débarqué, un emploi de portefaix chez un de ses riches coreligionnaires. Ses débuts consistent donc à transporter journellement de maison en maison, et sur ses épaules bientôt polies comme l’ivoire par le frottement des bambous, une lourde balle pleine de marchandises diverses. Un autre Chinois le surveille et l’accompagne, mais celui-là sait déjà l’espagnol ; il fait l’article aux cliens en présence du porteur muet et impassible. De cette façon, le nouveau débarqué apprend l’espagnol en l’entendant parler devant lui pendant de longues heures ; il se tient au courant des objets qui conviennent le mieux à la vente, et il apprend aussi à connaître la demeure des personnes solvables. Après deux ans de ce métier fatigant, deux ans pendant lesquels il a souffert toute sorte d’injures de la part des cliens et de leurs domestiques, notre Chinois quitte enfin le misérable costume avec lequel il est arrivé à Manille ; il s’habille d’un vêtement en calicot blanc, d’une coupe scrupuleusement chinoise, prend un éventail à la main, passe à son tour la balle à un collègue qui débute, et se présente ainsi métamorphosé dans les maisons où il sait d’avance qu’il y a quelque négoce à faire.

Après trois ou quatre ans de colportage, lorsqu’il a amassé à force