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n’ont jamais varié. Les ateliers des orfèvres sont pour la plupart situés dans le riche faubourg de Santa-Cruz de Manille ; les femmes y sont en aussi grand nombre que les hommes. Plusieurs tentatives ont été faites par leurs plus habiles ouvriers pour arriver à émailler l’or, mais sans réussir ; il faudrait qu’un artiste européen leur enseignât cet art pour qu’ils y fissent des progrès, mais jusqu’à ce jour, pas un maître ne s’est présenté. C’est une mine riche et nouvelle à exploiter.

Une industrie qui nécessite un grand nombre de bras et donne lieu à un vif mouvement d’affaires est celle de la fabrication du rhum, de l’eau-de-vie du cocotier et du vin de nipa, nom d’un palmier qui croît sans culture dans les jungles. C’est une branche de négoce récente dans le pays, en ce sens qu’avant 1860 la vente des spiritueux était monopolisée par le gouvernement, qui n’en retirait que des embarras et des ennuis. Depuis que la liberté de distillation a été concédée aux particuliers, et cela en échange d’une patente payée par les fabricans, on est frappé du développement que cette exploitation a pris. C’est par millions de piastres que se soldent aujourd’hui les transactions qui se font de province à province, entre celles qui produisent le rhum et celles qui donnent le vin de nipa. Le rhum de la capitale est exquis, et nos escadres de l’Indo-Chine viennent souvent à Manille y faire de forts approvisionnemens. Mais cette réforme a porté un coup funeste à l’importation des eaux-de-vie communes de France ; nous n’y envoyons plus que quelques centaines de caisses des grandes marques de Cognac et d’Angoulême. Comment l’Espagne ne voit-elle pas qu’en cessant de monopoliser les tabacs comme elle a cessé de monopoliser les alcools, elle en retirerait un avantage énorme ? Ce serait la métamorphose de l’archipel aux trois quarts inculte, l’apathie des Indiens aiguillonnée par leur intérêt, et une grande source de revenu pour la Péninsule.

Une industrie bien étrange et qui ne se trouve que sur ce point du monde est celle qui est en usage aux environs de Manille, sur les bords du Pasig, au village des Pateros[1]. Là, sur une étendue de deux lieues, à gauche et à droite de la rivière, l’œil découvre des cages en bambou, abritées par des toitures en feuilles desséchées de palmier. Des centaines de mille de petits canards y vivent fort à l’aise, remplissant l’air de leur bruyant caquetage, attendant l’heure où ils pourront aller s’ébattre sur le sable ou piquer une tête dans l’eau dormante du Pasig. On nourrit cette multitude emplumée avec du riz de mauvaise qualité et des mollusques qui se pèchent dans un lac voisin. Le prix de chaque petit canard, âgé

  1. Village des éleveurs de canards.