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de cette galerie de portraits, qui est aussi un musée de costumes. Ils sont là tous, depuis le dolman jusqu’à la tunique, depuis la robe rouge fourrée d’hermine jusqu’à l’habit à la française, depuis la pelisse de renard bleu jusqu’au veston de cheval, depuis « la robe princesse à traîne en queue de paon » jusqu’au « paletot fermier-général garni de jais clair-de-lune. » C’est à croire qu’afin de se voir sous toutes les faces, on finira par se faire peindre de dos, et que, pour avoir un costume qui ne puisse changer de mode, on arrivera à poser dans celui-là même que la duchesse de Ferrare avait pris pour le Titien. Mais peut-être les peintres s’opposeraient-ils à cette fantaisie, car il semble que les chatoiemens, les reflets et l’éclat des étoiles de soie tentent plus leur pinceau que les tons mats de la peau nue.

On craignait que la photographie ne tuât l’art du portrait ; bien loin de l’avoir tué, elle l’a fécondé. On veut avoir sa photographie pour l’album ou pour la cheminée, mais pour le panneau du grand salon il faut le portrait en pied ou en buste. On tient surtout à ce que ce portrait soit d’abord exposé. C’est pour cela que les peintres hors concours ont à peindre plus de portraits qu’ils ne le peuvent. Grâce à leur signature, qui n’est plus justiciable des sévérités ou des caprices du jury, on est assuré de se voir sur la cymaise au Salon de peinture. Il se raconte à ce propos une curieuse historiette. Une fort jolie femme sollicitait en vain depuis plusieurs mois un peintre en renom pour qu’il fit son portrait. De guerre lasse, celui-ci lui dit enfin qu’il n’avait pas le temps de faire de portraits, mais qu’il avait vidée de peindre une tête de Jane Grey sur le billot ; il ajouta que le type de la jeune femme était celui-là même qu’il avait rêvé de donner à la femme d’Henri VIII, et que, si elle y consentait, îl la peindrait ainsi. Cette bizarre convention a été acceptée. Et voilà pourquoi nous verrons au Salon de 1878 la tête de la comtesse sur un billot. « Cette fable montre, » comme disait Ésope, qu’on ne se prête pas moins aux fantaisies des peintres de portraits qu’on ne se soumet à leurs prétentions sur la question d’argent.

Mais de plus sérieuses bonnes fortunes se présentent parfois aux portraitistes. N’est-ce point une heureuse aventure que de peindre un portrait qui pour le présent comme pour l’avenir soit un tableau d’histoire ? Il en est ainsi du Portrait de M. Thiers, par M. Bonnat, auquel le nom illustre du modèle assurerait la première place parmi les portraits du Salon, si le talent grandissant du peintre ne la réclamait pas.

M. Thiers est debout, de face. Sa main gauche s’appuie à la hanche sans affectation, et le bras droit tombe naturellement le long du corps. Il est vêtu d’une redingote noire boutonnée qui