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y a une chanson lorraine où, comme dans les lieder allemands, l’amoureux fait une prière à la Vierge pour voir une dernière fois la fille qu’il a aimée et qui est morte en état de péché mortel. La scène est pathétique et rappelle certains petits poèmes d’Henri Heine :

Il n’a pas fini sa prière,
Et voilà la belle arrivée.
— Oh! la belle, la belle, où avez-vous été
Que vos fraîches couleurs en ont si fort changé ?

— Ce sont les diables des enfers
Qui ont ainsi rongé mes membres.
Et ça pour un maudit péché
Que nous avons commis ensemble.

— Oh! dites-moi, dites, ma mie.
Ne peut-on pas vous soulager
Avec quelques messes à dire
Ou quelques vigiles à chanter?

— Oh! non, mon bel ami, oh! non,
Oh! non, ne m’en faites pas dire;
Tant plus prieras ton Dieu pour moi,
Et tant plus souffrirai martyre.

………………

Tu diras à ma sœur Marguerite
Qu’ell’ ne fasse pas comme moi.
Que jamais ell’ ne se promène
Sur le soir, dans les grands bois.


On le voit, la poésie populaire enferme dans sa ronde chantante tous les événemens de la vie paysanne, et l’on peut juger par les extraits que j’ai donnés combien sont variés de ton et de couleur les chants de ce cycle rustique. Je suis loin d’avoir tout cité, je n’ai cueilli qu’un petit nombre de chansons dans cette vaste et plantureuse prairie qui s’étend à travers toutes nos provinces de France; mais de même que la grappe de raisin rapportée du pays de Chanaan suffit à donner aux Hébreux une idée de la fécondité de la terre promise, ces extraits suffiront, je pense, pour montrer aux amis de la poésie les richesses de cette terre encore vierge. Les lettrés ont longtemps méprisé la muse du peuple avec ses naïvetés, ses répétitions familières, sa prosodie élémentaire et indépendante, où les vers ne riment qu’une fois sur deux et par assonance. Ils ont eu pour elle ces dédains que Louis XIV professait pour les tableaux hollandais, qu’il traitait de magots. Ceux qui ne considèrent pas uniquement l’écorce des choses, et qui savent trouver l’amande sous la coque rugueuse d’un fruit sauvage comprendront bien vite tout le parti que l’art peut tirer de ce précieux minerai encore