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service obligatoire retardera probablement les mariages précoces encore en usage dans les campagnes où souvent l’homme est pourvu d’une femme aussitôt qu’il arrive à l’âge adulte. En attendant, si l’on tient compte des troupes irrégulières et des réserves, les célibataires sont probablement en minorité dans les deux armées russes d’Europe et d’Asie. C’est là un fait à noter, car avec tant d’hommes arrachés à leurs femmes, si ce n’est à leurs enfans, les grosses armées et les longues guerres apportent dans un pays une cause de plus de perturbation et de souffrances. Il faut se préoccuper des femmes et des familles abandonnées derrière eux par tous ces jeunes époux ; il faudra bientôt songer aux veuves et aux orphelins des milliers de morts qui laisseront leurs os sur les rives marécageuses du Danube ou sur les montagnes arides de l’Asie-Mineure. Il y a là tout un champ d’activité et de bienfaisance trop étendu pour l’état ; c’est aux assemblées provinciales, aux communes rurales surtout, de veiller au soulagement de toutes les misères amenées par de telles séparations. L’esprit de solidarité, si puissant encore dans les classes inférieures du peuple, aura là de quoi s’exercer[1].

Dans un pays où les serfs ont longtemps formé le gros de l’armée, l’introduction du service obligatoire ne pouvait demeurer sans effet sur le traitement du soldat, sur la discipline. Le traitement matériel et moral des hommes s’est amélioré, la discipline adoucie. Le knout d’abord, les verges ensuite, avaient cessé d’être les instrumens habituels du commandement longtemps avant la nouvelle loi militaire. Le knout, qu’en Occident l’on persiste à reprocher à la Russie, était supprimé bien avant la guerre de Crimée ; les verges l’ont été en 1863. Depuis lors l’usage n’en est plus toléré que dans les compagnies de discipline. Le soldat russe, devenu un homme libre, n’a plus à redouter les châtimens de l’esclave ; il est traité d’une manière humaine, avec plus de politesse peut-être qu’en Allemagne ou en France, grâce aux formes polies et aux formules patriarcales du langage. Aujourd’hui il n’y a pas plus de peines corporelles dans l’armée russe que dans les autres armées de l’Europe, qui parfois ont conservé la chose sans garder le nom, la salle de police et la cellule, où les hommes sont contraints de demeurer exposés aux froids de l’hiver en vêtemens d’été, étant souvent une véritable peine corporelle. En Russie, l’abolition des verges a dans les premiers temps, dit-on, amené un certain relâchement de la discipline. Les esprits chagrins prétendent même encore que la

  1. Les divers groupes de la population donnent parfois une sorte d’indemnité aux conscrits de leur classe. A Kalouga par exemple, les méchtchanes, ou petits bourgeois, ont en 1876 alloué une indemnité de 2 roubles à chacun des leurs appelés à tirer au sort et 15 roubles à chacun des enrôlés.