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le grand moyen d’éducation nationale, le grand agent de civilisation et de progrès.

Les faveurs accordées par la loi à l’instruction n’ont point pour seul but la diffusion des lumières, elles ont une autre intention ou une autre conséquence d’une égale portée. En même temps qu’un encouragement à l’étude, cette loi est un procédé d’unification, un agent de russification des diverses nationalités répandues sur le vaste pourtour des frontières russes. Toutes les immunités édictées au profit des jeunes gens lettrés le sont au profit de la langue nationale. D’un bout à l’autre de l’empire, dans les provinces à demi germanisées de la Baltique comme dans la Bessarabie aux trois quarts roumaine, chez les vingt peuples du Caucase comme dans la Pologne ou dans la Lithuanie, c’est en russe que le paysan doit savoir lire, en russe que l’étudiant des universités doit subir ses examens. On comprend quel parti peut tirer d’une telle mesure un gouvernement centraliste, quel stimulant peut recevoir de pareils règlemens l’étude de la langue officielle chez les populations d’origine étrangère qui du nord-ouest au sud-est entourent la vieille Russie d’une large ceinture de peuples bigarrés. Les races qui se sentent le moins russes sont attirées à l’idiome de leurs maîtres par le désir de servir le moins longtemps possible sous les drapeaux de la Russie. Des provinces ou des districts où la langue de Moscou était presque inconnue ou inusitée lui ont soudainement voué une attention spéciale. C’est ainsi que dans les steppes du sud des colons allemands, demeurés depuis près d’un siècle dans l’ignorance dédaigneuse de l’idiome de leur nouvelle patrie, se sont empressés d’appeler dans leurs écoles des maîtres de russe.

L’étendue de l’empire n’était pas le seul obstacle à l’établissement du service obligatoire ; la diversité des races et la variété des traditions nationales en étaient un autre. La plupart de ces sujets d’origine étrangère, de ces allogènes, inorodtsy, comme disent les Russes, n’ont pas attendu la récente réforme pour être astreints au service. Il y avait cependant sur les confins ou dans l’intérieur de l’empire plusieurs groupes de population que des privilèges anciens ou récens dispensaient de porter les armes. De ce nombre étaient certains Tatars, de ce nombre étaient la plupart des colons allemands qui, à la fin du XVIIIe siècle ou au commencement du XIXe, étaient venus se fixer en Russie. Le plus souvent ces derniers ne s’étaient laissé attirer dans l’empire qu’à la condition de demeurer à perpétuité exempts du service militaire. De telles franchises ne sauraient se perpétuer indéfiniment. Il vient un jour où, en dépit de leur origine, des immunités aussi contraires au droit commun semblent à la masse de la nation une choquante inégalité.