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études, les ébauches dont il s’est autrefois servi pour la préparation d’une grande toile, on dirait que M. Flaubert, ayant retrouvé les croquis, les notes, les fragmens qu’il avait jadis rassemblés pour composer Salammbô et Madame Bovary, leur a donné la dernière main pour en former ce mince volume.

Voici, par exemple, un Cœur simple. C’est l’histoire d’une pauvre fille dont les qualités domestiques sont la fortune de Mme Aubain, sa maîtresse, et le désespoir de « ces dames » de Pont-l’Évêque. « Félicité, comme une autre, avait eu son histoire d’amour » qui s’était dénouée par une trahison, Théodore, — car il n’est pas jusqu’aux noms qui ne soient les mêmes, — l’ayant abandonnée « pour épouser une vieille femme très riche, Mme Lehoussais, de Toucques. » vous reconnaissez cette vieille femme très riche, elle s’appelait jadis Mme Dubuc, et ce fut la première femme de Charles Bovary. C’est à la suite de ce dénoûment que Félicité est entrée au service de Mme Aubain. Travaillée d’un besoin machinal d’affection et de dévoûment, — je dis machinal, mais M. Flaubert écrit bestial, — Félicité met toute sa tendresse en Virginie, la fille de la maison ; quand le couvent la lui enlève, c’est un neveu, découvert par hasard à Trouville, qui remplace à demi l’absente dans son cœur. On demandera pourquoi Trouville ? Parce qu’il manquait encore à la galerie de M. Flaubert quelques marines, un retour de la pêche, une marée basse, « des oursins, des godefiches et des méduses. » L’enfant grandit, il s’éloigne à son tour, le mousse devient marin et chacun de ses voyages renouvelle au cœur de Félicité de terribles angoisses. Quand il meurt en lointain pays, je conviens, si l’on veut, que c’est de main de maître que M. Flaubert nous peint en quelques lignes la douleur de la pauvre tante ; mais pourquoi faut-il que nous connaissions si bien le paysage où le désespoir de Félicité s’encadre ? « Les prairies étaient vides, le vent agitait la rivière, au fond de grandes herbes s’y penchaient comme des chevelures de cadavres flottant dans l’eau. » Mêmes images et mêmes mots que dans Madame Bovary : « La rivière coulait sans bruit…, de grandes herbes minces s’y courbaient ensemble et, comme des chevelures vertes abandonnées, s’étalaient dans sa limpidité. » Virginie disparaît emportée par une fluxion de poitrine, et, dans la maison vide d’enfans, il ne reste plus que la servante et la maîtresse unies d’une même douleur. Il y a ici dans le conte de M. Flaubert un mouvement d’émotion vraie ; signalons-le ; dans six volumes, c’est le premier, c’est le seul qu’on rencontre : « Un jour d’été, en inspectant les petites affaires de Virginie, elles retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron… Félicité le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l’une sur l’autre et s’emplirent de larmes ; enfin la maîtresse ouvrit les bras, la servante s’y jeta, et elles s’étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait. »