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que d’être présentée avec plus de mesure et d’être mieux défendue. M. Huebner, au lieu de produire à l’appui de sa thèse des exemples peu probans, aurait pu dire que plus d’une fois, quand un homme considérable mourait loin de Rome et par conséquent n’avait pu recevoir les honneurs usités sur le Forum, le parent qui eût été chargé de prononcer son éloge en faisait un sous forme de livre, en donnant plus ou moins à cet écrit le caractère de l’éloge funèbre. C’est ainsi que Brutus, le meurtrier de César, écrivit celui de son beau-père Appius Claudius, mort en Eubée, et celui de son oncle Caton, qui s’était si tragiquement suicidé à Utique. Pourquoi Tacite n’aurait-il pas fait de même ? Sans doute l’Agricola à un caractère plus historique qu’oratoire. Il renferme des considérations ethnographiques, géographiques, sur la Bretagne, conquise par Agricola, et d’autres détails qui conviendraient peu à un discours funèbre prononcé devant le peuple ; mais on conçoit qu’après quatre ans révolus Tacite n’ait pas cru devoir faire un simple discours d’apparat, même sous la forme du livre, et que le futur historien des Annales ait déjà cédé à la tentation de faire de l’histoire. Seulement il a été inspiré par les sentimens qu’il eût montrés au Forum comme orateur ; il a entrepris, dit-il lui-même, ce livre par piété filiale, professione pietatis, et rien n’empêche de croire que la péroraison, par exemple, ne soit semblable à celles qu’on faisait d’ordinaire aux funérailles devant le cercueil : « S’il est un séjour pour les mânes des hommes vertueux, si les grandes âmes, comme les philosophes aiment à le penser, ne s’éteignent pas avec le corps, repose en paix, et, mettant fin à nos faiblesses, à nos regrets, à nos plaintes efféminées, rappelle-nous, nous ta famille, à la contemplation de tes vertus, qu’il n’est pas permis de pleurer. C’est par notre admiration, c’est par d’immortelles louanges, c’est en te ressemblant, si nous en avons la force, que nous devons t’honorer… » Cette belle et touchante apostrophe, qui renferme des sentimens analogues à ceux qu’on lit dans un certain nombre d’inscriptions funéraires et qui semblent avoir été d’usage, donne l’idée de ce que pouvait dire dans la péroraison un orateur à la tribune. Quoi qu’il en soit, nous croyons voir dans cette fin de l’Agricola comme un lointain retentissement et un souvenir, involontaire si l’on veut, de l’éloquence funèbre, et si par hasard on admettait que de pareils accens ont parfois retenti sur le Forum, on pourrait conclure qu’il y eut des jours où des éloges romains, par leur élévation pathétique, ont égalé nos oraisons funèbres. M. Huebner aurait pu citer à l’appui de son opinion, selon nous en bien des points hasardée et trop absolue, la péroraison de l’éloge d’Auguste prononcé par Tibère, telle que nous la trouvons dans Dion Cassius et qui est assez conforme à celle de Tacite ; « Il ne faut donc pas le pleurer, et,