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supérieur. C’est ainsi que Lélius, le plus élégant et le plus habile orateur de son temps, écrivit deux éloges de Scipion Émilien, l’un, dont nous avons déjà parlé, pour le frère du défunt, l’autre pour son neveu Tubéron, alors pourtant que Tubéron était un homme fort cultivé, un politique accoutumé à la tribune, qui excellait dans la discussion, mais dont le langage dur et d’une sécheresse stoïque paraissait peu convenir à une grande cérémonie. Cicéron lui-même prêta son talent sans égal à la douleur d’autrui et écrivit pour Serranus, un père qui avait à prononcer l’éloge de son fils, un discours qui rendit, dit-il, ses funérailles très touchantes : funus perluctuosum fuit. Que de fois les familles ont dû emprunter le talent des grands orateurs sans que nous le sachions et sans que le public romain se doutât de cet emprunt, qu’on était intéressé à tenir secret !

D’ailleurs dans les grandes solennités, dans ce qu’on appelait les funérailles publiques, honneur décerné, au nom du sénat et du peuple, à d’illustres personnages, l’orateur était désigné par le sénat et naturellement choisi pour son talent. Sous la république, aux funérailles de Sylla, ce fut le plus célèbre orateur du temps, dit Appien sans le nommer, qui prononça l’éloge du terrible dictateur. Sous l’empire, où ces honneurs extraordinaires étaient un peu prodigués, ces éloges officiels n’étaient pas rares, car Quintilien dit « que les oraisons funèbres sont une des fonctions de nos magistrats qui souvent en sont chargés par un sénatus-consulte. » Pour ne citer qu’un exemple, un grand citoyen, Verginius Rufus, qui avait refusé l’empire, fut célébré après sa mort par Tacite sur le Forum dans un discours « qui répandit un nouvel éclat sur les Rostres, » et Pline ajoute « que ce fut le bonheur suprême de cet homme de bien d’être loué par le plus éloquent homme du siècle, laudator éloquerdissimus. » Ces discours prononcés sur de pareils personnages par de pareils orateurs n’ont pas dû être médiocres, et si, chose que nous ignorons, ils n’ont pas mérité l’admiration, du moins furent-ils admirés par les contemporains.

S’il faut en croire un savant allemand, M. Huebner, nous possédons sans nous en douter une oraison funèbre romaine, l’Agricola de Tacite. Selon ce savant fort ingénieux, mais un peu téméraire, Tacite, retenu par des fonctions publiques dans une lointaine province, ne retourna à Rome que quatre ans après la mort d’Agricola, et comme après ce long délai le temps était passé du discours d’usage, il eut la pensée d’honorer du moins son illustre beau-père par un éloge écrit sous forme d’oraison funèbre. Nous aurions donc comme un exemplaire de cette antique éloquence perdue. Cette opinion a paru fort paradoxale et a été combattue par MM. Urlichs, Hoffmann et Hirzel ; mais peut-être ne manque-t-il à cette opinion