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— Soit! n’y pensons plus, dit-elle. —
Depuis j’y pense toujours...


Mais, entre les mains du grand poète, le sauvageon, arraché au fond des bois et transplanté en plein sol parisien, s’est métamorphosé en une plante rare, au port élégant, au feuillage finement découpé, aux fleurs d’une coloration exquise. Victor Hugo a donné là aux poètes contemporains un exemple de la façon dont il faut étudier et mettre à profit la poésie populaire. Il ne s’agit pas en effet de faire un pastiche ni une habile transcription de la langue rustique dans la langue poétique des lettrés, il faut deviner les secrets de l’inspiration populaire, en étudier le mécanisme et les procédés. Les caractères les plus saillans de cette poésie primitive sont la spontanéité, la sincérité et le mouvement; c’est aussi l’absence de déclamation. On n’y sent jamais l’auteur qui veut prouver quelque chose, mais l’homme ému qui chante naturellement sa joie ou sa douleur. Si parfois le poète anonyme hasarde une réflexion de son cru, cette moralité est toujours en situation. Ainsi dans la chanson où une jeune fille séduite pleure son « cœur volage » qu’un marinier vient de lui ravir : « Ne pleurez pas la belle, s’écrie le galant, je vous le rendrai. » A quoi la belle inconsolable répond fort à propos :

C’est point facile à rendre,
Hé! dre dondaine,
C’est point facile à rendre
Comme de l’argent prêté.

De même, dans la Chanson du jardinier, quand le poète, grisé par l’ivresse amoureuse qu’il vient de décrire, s’écrie enthousiasmé :

Ah ! si l’amour prenait racine.
J’en planterais dans mon jardin,
J’en planterais si long, si large.
Aux quatre coins,
Que j’en donn’rais à toutes les filles
Qui n’en ont point!


Voilà le cri de l’amour heureux et satisfait; mais avant de goûter cette joie, les amoureux au village voient leur passion traversée par mainte épreuve et maint contre-temps. Le plus cruel de tous, c’est la séparation, causée le plus souvent par les exigences du service militaire. Le jeune paysan s’en va, tantôt comme soldat au fond d’une garnison, tantôt comme marin à bord d’un navire; la jeune fille reste seule à pleurer et à attendre. Les chansons rustiques sont remplies de ces brusques départs et des douloureux incidens de l’absence. La délaissée trouve des accens déchirans et des images d’une hardiesse biblique pour exprimer son chagrin :