Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/659

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une routine inguérissable, ils ne veulent, on l’a vu, ni routes, ni écoles, ni dessèchement des marais infects ; ils continuent à mettre du plâtre dans leur vin et à gâter de propos délibéré l’huile qu’ils fabriquent. Les Anglais leur imposeraient une police régulière ; par-dessus le marché, ils les forceraient à payer leurs dettes et à ne pas faire de la banqueroute une simple opération commerciale, comme il arrive sous la paternelle administration instituée par le firman organique. De plus, s’ils étaient tentés de se révolter contre sa majesté britannique, comme ils ont fait contre les empereurs de Constantinople, contre les Arabes, contre les vénitiens, contre les Turcs, contre tous leurs conquérans successifs, ils peuvent être certains que la politique anglaise ne fait pas de sentiment quand il s’agit des erreurs de ses sujets égarés. Les Grecs de Crète consulteraient avec fruit, à ce propos, leurs frères de Céphalonie : ceux-ci sont en mesure de leur exposer les moyens humanitaires adoptés par l’Angleterre en 1849 pour consolider dans les îles ioniennes son autorité compromise.

En réalité, il n’est pas vraisemblable que le gouvernement britannique ait des vues sérieuses sur l’ensemble de la Crète, mais il est possible qu’il songe à s’établir dans deux positions maritimes de premier ordre : il s’agit d’abord de la baie de la Sudde, rade immense située, à une heure de La Canée, dans un repli de la côte crétoise abrité par les montagnes d’une presqu’île escarpée, l’Acrotiri. C’est la seule bonne rade de l’Archipel. La baie de Saint-Nicolas, beaucoup moins vaste, a été aussi visitée fréquemment par la marine britannique, et l’on n’aurait pas lieu de s’étonner si, au jour du règlement des comptes, ces deux noms figuraient sur la liste des compensations réclamées par la diplomatie anglaise.

On voit en face de quelles périlleuses aventures la Crète se trouve placée aujourd’hui. La guerre ne lui donnera sans doute que trop d’occasions de s’y lancer ; mais tous ceux qui, connaissant ce beau pays, s’intéressent à ses destinées, doivent souhaiter que le fléau de l’insurrection ne vienne pas le visiter de nouveau. Les Grecs même, qui, élevés dès l’enfance dans l’amour de la patrie hellénique, sont les plus impatiens de compléter l’œuvre de l’unité nationale, feraient sagement d’attendre en se disant que le moment n’en est pas encore venu, car le royaume grec ne trouverait nul accroissement de force dans l’annexion d’une province épuisée, et qui coûte aujourd’hui à la Turquie au lieu de lui rapporter.


ALBERT LAURENT.