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proche. Il arrive à ceux qui résident dans les régions encore arriérées d’assister aux phases de cette transformation ; or des femmes auparavant charmantes avec leur ample vêtement levantin, qui portaient légèrement le tchartchaf et le fêredjé, deviennent ridicules sous les vêtemens étrangers qu’elles s’imposent et ne s’y accoutument jamais : la Crète, avec sa constitution nouvelle, fut aussi gênée que ces timides Levantines. Cependant l’essai d’application du firman se fit sans trouble, et pendant les deux années qui suivirent 1868 on peut dire que la province n’eut pas d’histoire. La terrible répression du soulèvement avait été pour les révoltés une démonstration de leur impuissance, et les avait dégoûtés des aventures. D’ailleurs l’exil et l’émigration avaient éloigné de l’île le plus grand nombre de ceux qui avaient joué un rôle dans la tentative d’affranchissement avortée.

Cependant les rapports entre la Crète et le royaume hellénique, assez fréquens à toute époque, avaient été multipliés par l’insurrection même. Beaucoup de jeunes Grecs crétois se rendirent à Athènes pour terminer leurs études. Après s’être munis de diplômes qui ne passent pas pour très difficiles à obtenir, ils revenaient dans leur pays et entretenaient de là des relations fréquentes avec leurs amis restés dans la petite capitale hellénique. Le patriotisme ardent, exclusif, enthousiaste, est la grande vertu des Grecs ; c’est un sentiment parfois capable de relever les pires d’entre eux de leur abaissement, et de les transformer en hommes de dévoûment et de sacrifice. Cet amour si louable de la patrie se complique malheureusement de légèreté de caractère et de trop complaisante confiance en soi-même ; dans le cas où la Grèce ne réaliserait pas son rêve, on devra croire que l’impatience qui l’aura empêchée sans doute d’attendre son heure sera pour beaucoup dans cet insuccès.

Ces liens si puissans qui tiennent rapprochés les proscrits émigrés en masse des pays mécontens ou persécutés, comme les Polonais, unissent les Grecs des essaims épars dans toute la Méditerranée, là où la grande patrie a jadis envoyé leurs ancêtres. Avocats, professeurs, médecins, pharmaciens, employés, commerçans, ils forment dans chaque ville turque une colonie ; tous, égaux comme jadis les Athéniens, concilient fréquemment, comme eux encore, la discorde dans leurs affaires privées avec une entente politique qui ne comporte pas une dissidence. A Candie et à La Canée, on trouve de petites sociétés constituées sur ces bases ; elles n’ont de plus que le peuple que l’éducation, se rapprochent de lui par la simplicité des habitudes et la pauvreté fréquente, et le dirigent avec une autorité non discutée.

Si l’on considère les conditions dans lesquelles s’est formé ce milieu, on ne s’étonne pas d’y voir les esprits entraînés vers l’idée