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Il fait, nous le reconnaissons, un tableau très pathétique et très émouvant des misères de la vie ; mais ce tableau, fût-il cent fois plus fort et plus effrayant encore, n’ira jamais plus loin qu’à prouver cette proposition, qui n’a guère besoin de preuve : « Il y a du mal dans le monde ; » aucune description, aucune énumération ne peut démontrer que le mal l’emporte sur le bien, si l’on ne commence par admettre ce qui est précisément en question, à savoir qu’il vaut mieux ne pas être que d’être. En effet, quelles que soient les douleurs dont on nous fait l’épouvantable tableau, on pourra toujours répondre que le fait seul d’exister et de vivre compense tout ; et lors même que vous nous auriez prouvé que la vie future est une illusion, il n’est pas moins vrai que la vie pendant qu’elle dure vaut mieux que rien. Sans entamer d’ailleurs une discussion sur le pessimisme, qui nous mènerait trop loin, contentons-nous de dire que cette doctrine nous paraît en contradiction avec le principe de l’auteur. Si le monde en effet est une erreur, si la création est, comme il le dit, « un acte de déraison, » comment s’expliquer un tel acte de la part d’un principe auquel, tout inconscient qu’il est, l’auteur attribue une clairvoyance absolue et infaillible ? Comment la volonté a-t-elle pu se tromper aussi grossièrement ? comment a-t-elle été si absurde ? Ce qui rend la contradiction plus étrange, c’est que cette volonté, qui a débuté par un acte aussi déraisonnable que de vouloir créer le monde, recouvre tout à coup sa clairvoyance absolue dans l’exécution de son dessein. L’acte est absurde, et l’œuvre est admirable, de sorte que Hartmann, réconciliant Leibniz et Schopenhauer, l’optimisme et le pessimisme, déclare à la fois que le monde est détestable, et que cependant il est le meilleur des mondes possibles. A un autre point de vue encore, la doctrine nous parait contradictoire. Si la création est un acte de déraison, c’est qu’il eût été plus raisonnable de ne pas créer. La volonté aurait donc pu se passer du monde, et elle s’en passera un jour lorsque, grâce aux pessimistes, la fin du monde sera arrivée. Mais que devient alors le monisme, le panthéisme, la doctrine de l’un-tout ? Un monde qui aurait pu ne pas être, et qui pourra ne plus être, n’est-il pas distinct de l’inconscient, puisque celui-ci pourrait se passer de lui ? Lorsque deux choses peuvent être l’une sans l’autre, elles sont distinctes, et nous n’avons pas d’autre critérium de distinction. Il est évident pour nous que, lorsqu’il passe à sa doctrine pessimiste, Hartmann oublie complètement son panthéisme, et qu’il raisonne au point de vue du théisme ordinaire. Au point de vue panthéistique, pris à la rigueur et philosophiquement, l’inconscient n’est rien sans le monde. Dès lors, comment appeler un acte de déraison ce qui est nécessaire, ce qui est un résultat inévitable de l’essence des choses ? En quoi un arbre serait-il déraisonnable de