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Primat des Willens) ; le second rang à l’organisme, le troisième à l’intelligence. La volonté est métaphysique, l’intelligence est physique. La volonté est chaleur, l’intelligence est lumière. L’intelligence va se dégradant à mesure que l’organisme devient moins parfait, mais la volonté est tout entière dans le dernier des insectes. L’intelligence se fatigue, la volonté est infatigable. Si la volonté dérivait de l’intelligence, elles devraient être en raison l’une de l’autre ; mais les faits sont contraires à cette théorie. Le cœur est supérieur à la tête : c’est dans le cœur et non dans la tête qu’est l’individualité, l’immortalité. L’intelligence est intermittente ; la volonté, le cœur, le primum mobile, ne s’arrête pas.

Cette théorie du primat de la volonté est incontestablement ce qu’il y a de plus nouveau et de plus original dans la philosophie de Schopenhauer. Il en exagère sans doute l’importance en se comparant à Lavoisier et en prétendant avoir fait pour la philosophie, par la séparation de ces deux élémens, volonté et intelligence, ce que Lavoisier avait fait pour la chimie par la séparation des deux élémens de l’eau. Il est néanmoins certain qu’on trouverait peu d’exemples d’une théorie semblable dans l’histoire de la philosophie. Le seul prédécesseur que Schopenhauer se reconnaisse, c’est Bichat. La distinction de la vie organique et de la vie animale, la première engendrant les passions, la seconde les sensations, telle est la base commune de Bichat et de Schopenhauer, car les passions ne sont pour lui que la volonté.

Quel que soit le degré d’originalité de cette théorie du primat de la volonté, on ne peut nier qu’elle ne soit une sorte de rétractation de toute la philosophie allemande, dont Fichte exprimait ainsi le principe en 1794 : « Il n’y a que deux points de départ possibles en philosophie : ou l’intelligence en soi, ou la chose en soi. De là deux systèmes : l’idéalisme ou le dogmatisme. » Or le dogmatisme, celui qui part de la chose en soi, est incapable, selon Fichte, d’expliquer l’intelligence. En effet, « l’intelligence, comme telle, se voit elle-même, et cette propriété de se voir soi-même est immédiatement unie en elle avec tout ce qui lui arrive ; c’est même dans cette union de l’être et du voir (des Sehens) que réside la nature de l’intelligence. Ce qui est en elle et ce qu’elle est en général, elle l’est pour elle-même, et c’est seulement en tant qu’elle est pour elle-même qu’elle est intelligence. — Une chose au contraire peut être de mille manières différentes ; mais si l’on demande : Pour qui est-elle de telle et telle manière ? personne, pour peu que l’on comprenne la question, ne répondra : Pour elle-même ; il faut toujours supposer une intelligence pour qui elle est cela, — tandis qu’au contraire l’intelligence est nécessairement pour elle-même, et, en tant qu’on la pose, on la pose comme telle. Il y a donc dans l’intelligence, pour ainsi