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laisser ces scènes-là aux peintres d’outre-Rhin. Ne voulant pas perdre sa composition, celui-ci alors a interverti les rôles sans changer ni la scène ni le décor. Les Prussiens sont devenus les vaincus et les Français les vainqueurs. Cette fois-là encore, on a dit qu’on ne doit pas donner à la bataille du Mans l’épilogue de la bataille d’Iéna. M. Détaille, qui n’est pas, à ce qu’il semble, ennemi des concessions, a de nouveau modifié son tableau, sans grand’peine d’ailleurs, car il n’a eu qu’à changer en shakos et en bonnets de police les casques pointus et les casquettes plates des prisonniers pour faire de ces soldats des pseudo-Autrichiens. La scène se passe donc maintenant en juin 1859, au grand soleil de Solferino, ce qui ne concorde guère avec le sol détrempé et le ciel hivernal du paysage, ni avec les mobiles qu’on aperçoit dans le lointain, tout étonnés et bien glorieux de prendre part à la campagne d’Italie ! Au premier plan, un général entouré d’un état-major disparate, officiers de dragons, de hussards et d’état-major comme aides-de-camp, spahis comme porte-fanion et cuirassiers comme escorte, se découvre devant une colonne de prisonniers qui, conduite par des hussards, la carabine au poing, s’avance du fond de la toile. Les derniers plans sont occupés par une batterie d’artillerie en action et par un bataillon de mobiles rangé en bataille. Comme dans presque tous les tableaux de M. Détaille, l’exécution est soignée à l’excès, minutieuse, léchée, d’une précision pénible et d’une sécheresse laborieuse, sans liberté et sans souplesse. La couleur brille dans les tons clairs comme de la porcelaine et reluit dans les tons sombres comme du bois verni. Le drap et l’acier ont les mêmes luisans. C’est un chef-d’œuvre de patience. M. Détaille est le Desgoffes de la peinture militaire. Il nous rappelle ce fameux général du temps jadis qui disait à la veille d’une campagne : « Nous sommes prêts, archi-prêts, il ne nous manque pas un bouton de guêtre. » Il en est ainsi des soldats de M. Détaille. Leur équipement est au complet, les cuirasses sont bien fourbies et les chevaux consciencieusement étrillés. Pas un grain de poussière ! Les cheveux sont taillés à l’ordonnance et les paquetages arrangés selon le règlement. Le sergent de semaine ne trouverait rien à redire à cette tenue si correcte. La boue elle-même prend un soin méritoire à moucheter régulièrement les tiges des bottes et les bas des pantalons qui s’effilochent dans la marche avec la plus grande régularité. Il ne manque pas un bouton de guêtre, mais il manque le soldat dans son caractère, dans son mouvement et dans sa vie. Quoiqu’ils paraissent sortir du four de l’émailleur, les jolis soldats de M. Détaille n’ont jamais vu le feu.


HENRY HOUSSAYE.