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produire une explosion dont il eût été victime, redoutant peut-être aussi d’être étranglé par les prisonniers exaspérés et libres, prit subitement le parti d’opérer sa retraite.

Selon l’autre version, l’étrange juge d’instruction de la commune, qui était sorti du dépôt au moment où Fouet refusait de mettre en liberté les détenus menacés par l’incendie, avait été jusque sur le quai de l’Horloge pour se rendre compte de la situation extérieure. Il avait constaté que les combles de la préfecture de police étaient en flammes ; il avait vu une fumée épaisse sortir des fenêtres du Palais de Justice ; il avait reconnu que le Pont-au-Change appartenait aux fédérés ; mais sur le quai de l’École il avait pu remarquer que les troupes de ligne s’avançaient pour attaquer à revers la barricade du Pont-Neuf, faisant face à la rue Dauphine ; il était revenu en toute hâte avertir Ferré ; menacé à la fois par une explosion possible, par l’incendie qu’il avait fait allumer, par les troupes régulières qui s’approchaient, Ferré n’hésita pas : il se sauva, escorté de ses amis, de ses Vengeurs et du directeur Fouet, qui le suivait en clopinant. Cette scène odieuse avait duré une heure et demie ; Pierre Braquond restait maître du champ de bataille et du dépôt.

C’était une véritable victoire, mais elle ne sauvait que les détenus et n’assurait pas le salut de la prison, car le sort de celle-ci était lié à celui de la préfecture de police. Si la préfecture sautait, le dépôt était renversé. Braquond ignorait naturellement les préparatifs faits dans les bâtimens de la rue de Harlay, mais les habitans du quartier ne les ignoraient pas ; dès que le départ des fédérés les eut rendus libres, ils coururent au péril et se mirent à l’œuvre. La rue de Harlay et la place Dauphine étaient protégées contre les projectiles par les hautes maisons ; les fédérés repliés sur le Pont-au-Change et dans la caserne de la Cité, dans les constructions inachevées du nouvel Hôtel-Dieu, entretenaient une fusillade nourrie contre les troupes de ligne maîtresses de la Monnaie, de la rue Guénégaud, de la place de l’École et du Pont-Neuf ; au milieu de ce champ de bataille, la place Dauphine, semblable à une redoute abandonnée, représentait une sorte de terrain neutre où nul combattant n’apparaissait. Les gens du quartier, deux cents personnes environ, dont au moins cent cinquante femmes, avaient compris le danger dont toute cette portion de la Cité était menacée. Les portiers, les boutiquiers, les hommes, les femmes, tout ce qui conservait un peu d’énergie, tout ce qui n’avait point trop complètement perdu la tête s’était instinctivement réuni et formait une équipe de travailleurs intéressés à prévenir un cataclysme dont ils auraient été les premières victimes ; on attaquait la préfecture de police embrasée.

Les ordres de Ferré avaient été ponctuellement exécutés ; il avait